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de famille pour méconnaître ou pour dissimuler les défauts de son héros. Il nous fournit lui-même plus d’un motif de juger avec sévérité la conduite du comte de Broglie. Pouvons-nous cependant lui accorder que l’indépendance ait été le trait principal de ce caractère énergique et ambitieux ? L’attribution d’une telle qualité au confident de Louis XV ne retirerait-elle pas quelque chose de l’estime que nous devons à tant de représentans de l’ancienne noblesse ou des parlemens qui ont servi la royauté avec fidélité, mais qui ont su lui faire entendre de libres paroles ? Dans toute la correspondance secrète, on ne trouve rien qui ressemble à un conseil courageux. Fort indépendant à l’égard des ministres, le comte ne l’est plus dès qu’il s’adresse au roi. Des vérités de l’ordre diplomatique, une préférence marquée pour telle ou telle alliance, des sympathies avouées pour les anciens alliés de la France, une certaine circonspection indiquée dans les relations avec l’Autriche ne compromettaient guère celui qui les exprimait avec tant de déférence et de mesure auprès d’un souverain indécis, partagé entre sa diplomatie officielle et sa diplomatie secrète. La véritable indépendance eût consisté à lui faire entendre des vérités d’ordre moral, beaucoup plus difficiles à exprimer et beaucoup plus dangereuses.

Un Duplessis-Mornay, un Molé, un Vauban, un Saint-Simon, un Mirabeau, le maréchal de Broglie lui-même, admis à l’honneur des confidences royales, n’eussent pas laissé s’écouler vingt-deux années sans hasarder quelque protestation contre la duplicité à laquelle le roi se condamnait et condamnait ses agens par la création malsaine d’une diplomatie clandestine. Que pouvait-on espérer d’un caprice si peu raisonnable du désœuvrement royal ? La France pouvait-elle supporter sans dommage la lutte souterraine de deux politiques ? Si le roi avait confiance dans ses ministres officiels, pourquoi s’adressait-il à des confidens secrets ; si ceux-ci lui paraissaient plus propres à diriger les affaires publiques, pourquoi ne leur en confiait-il pas la direction effective ? Un esprit indépendant ne se serait pas engagé dans de telles équivoques, ou, si par malheur il y avait été mêlé, faute de prévoyance ou de pénétration, il n’aurait aspiré qu’à en sortir dès qu’il en aurait reconnu la dangereuse inutilité. On comprend à la rigueur que le comte de Broglie ait eu l’illusion de croire au début qu’il servirait le roi et l’état par ses rapports clandestins ; mais l’illusion fut nécessairement de courte durée. Il vint un moment où il reconnut la vanité et même le danger de son rôle. Quelle autre excuse que son ambition personnelle se donna-t-il à lui-même pour le conserver ? L’indépendance du caractère n’a rien à démêler avec de tels compromis.

Il fut puni du reste dans ses plus chères espérances de la