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points de la Normandie et de la France entière pour contempler ce spectacle. Les cris de : Vive l’empereur ! vive l’impératrice ! vive la reine d’Angleterre ! retentissaient de tous côtés. La joie, l’ivresse étaient générales ; la foule devait croire et croyait en effet qu’une fête semblable était le gage d’une étroite, durable et féconde alliance. Pendant ce temps, les principaux acteurs de la pièce qui se jouait devant le public s’isolaient mentalement du spectacle pour suivre le cours de leurs pensées et se livrer à leurs préoccupations. Le prince Albert regardait de nouveau et plus anxieusement que jamais cette vaste place de guerre, ces grands travaux, ces forts, ces redoutes, cet arsenal. Le matin même, la reine et lui avaient eu avec lord Malmesbury et avec sir John Pakington, premier lord de l’amirauté, une conférence dans laquelle ils avaient appelé l’attention de ces deux ministres sur la nécessité de mettre les défenses de l’Angleterre sur un pied plus formidable que jamais. Voilà où en était l’un des deux alliés de la guerre de Grimée. L’empereur, de son côté, se montrait attentif et courtois pour ses hôtes, mais réservé et boutonné. Le temps était passé où il voulait s’ouvrir de tous ses projets au prince Albert. Il avait son secret, un secret que la France et l’Europe devaient bientôt connaître. Peu de jours auparavant, dans cette charmante vallée de Plombières, dont le nom, grâce à lui, allait devenir historique, à l’insu de tous, à l’insu même de son ministre des affaires étrangères, il avait vu le comte de Cavour. L’accord était fait, le pacte était conclu : la politique française ne s’appartenait plus.

Cependant les réjouissances se poursuivaient. Elles prenaient même, à mesure que la journée s’avançait, un caractère plus cordial et une chaleur plus entraînante. Le soir, il y eut un grand dîner à bord du vaisseau-amiral français la Bretagne. L’empereur y porta la santé de la reine et de la famille royale d’Angleterre avec la dignité de ton et le bonheur d’expression qu’il savait trouver en pareille circonstance. Il ne manqua pas de tirer de la présence de ses augustes visiteurs à bord du vaisseau-amiral français un argument contre les craintes de rupture ou de refroidissement entre les deux nations : « Les faits parlent d’eux-mêmes et ils prouvent que les passions hostiles, aidées par quelques incidens malheureux, n’ont pu altérer l’amitié qui existe entre les deux couronnes ni le désir des deux peuples de rester en paix. Aussi ai-je le ferme espoir que, si l’on voulait réveiller les rancunes et les passions d’une autre époque, elles viendraient échouer devant le bon sens public comme les vagues se brisent devant la digue qui protège en ce moment contre la violence de la mer les escadres des deux empires. » Le prince Albert répondit, au nom de la reine, avec