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cependant je la regardais encore comme assez difficile à réaliser, attendu qu’elle était de nature à troubler jusqu’à un certain point, quoique d’une manière différente, la balance de l’Europe. Quant à la soupape que peut chercher la France, je crains que l’empereur ne s’en exagère l’utilité. La France possède depuis vingt-sept ans l’Algérie et je ne vois pas que cette possession, si vaste pourtant, ait absorbé les esprits turbulens de Paris. La France ne me paraît pas très propre à coloniser et à fonder de nouveaux états, par suite de son peu d’aptitude pour le self-government. »

L’empereur me dit qu’il ne pouvait partager mon avis sur ce point. Les Français, suivant lui, sont très capables d’émigrer, et l’on en rencontre en grand nombre dans toutes les villes importantes de l’Europe et de l’Amérique. Les véritables obstacles, ajouta-t-il, à toute amélioration sérieuse en Europe viennent des misérables jalousies qui existent entre les gouvernemens. C’est pour cela qu’une entente mutuelle serait si nécessaire. Toutefois il est très satisfait d’avoir obtenu, depuis qu’il est venu ici, quelques éclaircissemens de notre part, et il considère ce premier résultat comme très important. Il a abordé avec lord Palmerston la question Scandinave. Suivant lui, l’Union Scandinave est désirée par les peuples du Nord. Si le Danemarck s’unit à la Suède, l’empereur craint que l’Angleterre ne s’oppose à l’annexion du Holstein à la Prusse, à cause du splendide port de Kiel. Là-dessus cependant lord Palmerston lui a répondu : « Mais pas du tout. »

Je l’interrompis pour lui dire que nous ne verrions aucun inconvénient à ce que la Prusse devînt plus forte ; mais, ai-je ajouté, je suis certain que la population du Holstein ne désire pas devenir prussienne, et que le reste de l’Allemagne ne verrait pas non plus cette annexion avec plaisir. Le Holstein a toujours appartenu à l’Allemagne, et il n’a jamais réclamé qu’une chose, le maintien de son union avec le Schleswig, qui lui a été garanti. Là-dessus je me suis un peu étendu sur la question du Holstein, qui a paru ennuyer l’empereur comme très compliquée.


A la fin de l’entretien, le prince Albert donne à l’empereur un conseil fort sage, mais qui, dans la circonstance, a l’air d’une épigramme : il lui suggère l’idée d’emmener toujours un ministre avec lui, afin de n’être pas obligé de traiter seul des questions compliquées et importantes.


Il me répondit : « Je suis de votre avis, mais je ne peux pas correspondre avec tant de ministres différens, je ne peux pas non plus les emmener tous avec moi ; je sens donc la nécessité d’en choisir un pour lui confier le rôle de premier ministre, mais où trouver l’homme ?