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de démontrer à la façon des simples mortels ce qu’ils pensent être la vérité, rendent des oracles ou font des dithyrambes à la façon des inspirés. Il lui manque enfin cet effort de volonté, aussi nécessaire pour établir l’unité dans la vie intellectuelle qu’il l’est dans la vie morale, pour maintenir l’ensemble des idées, sous un lien logique, devant le regard de l’esprit, et sans lequel la pensée se recompose et se dissout perpétuellement, livrée à tous les caprices, à toutes les humeurs, aux fantaisies de l’imagination ou des sens, à la mobilité des impressions sans règle et sans frein. La volonté, si on l’entend ainsi, est le ressort de la faculté logique et le principe de l’unité des idées. Il y a donc, en un certain sens, un effort moral indispensable à la tenue et à la direction de l’esprit. C’est ce ressort qui fait défaut à Diderot. Peut-on considérer comme le type du philosophe, ainsi qu’on le faisait de son temps, cet être changeant et mobile qui déconcerte la critique, qui s’exalte tour à tour dans les sens les plus divers et qui disait plaisamment : « Les habitans de mon pays ont beaucoup d’esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouette… La tête d’un Langrois est comme un coq d’église en haut d’un clocher, elle n’est jamais fixe dans un point… Pour moi, je suis bien de mon pays ; seulement le séjour de la capitale et l’étude m’ont un peu corrigé. » Pas autant qu’il le croyait.

Voyons-le dans l’ordre des affections et des sentimens moraux. — Qu’y a-t-il de plus étonnant que ce mélange d’enthousiasme pour la vertu et d’immoralité absolue qui remplit sa vie et ses œuvres ? C’est plus qu’un amoureux platonique et solitaire de la vertu, c’est un prédicateur, c’est un apôtre. Il pousse cette idée jusqu’à une sorte de douce manie. Il veut que le théâtre ne soit qu’une école de bonnes actions et de bonnes mœurs. Les arts ne doivent pas avoir un autre but : former l’honnête homme, développer en lui la conscience de son devoir avec toutes ses ressources, ses nuances, ses délicatesses, lui faire aimer l’honneur, la probité, tout cela est l’objet unique de l’art, de l’éloquence, de la poésie. Et à ce beau spectacle de l’humanité, devenue une grande école mutuelle de vertu, sa sensibilité s’émeut ; de douces larmes l’inondent ; il bénit le monde, il bénit ses amis, il se bénit lui-même. — Quel édifiant patriarche, s’écrie-t-on ! quel bon père de famille ! quel modèle de sensibilité et de délicatesse ! Tournez la médaille. Ouvrez ses livres, ses romans, ses lettres, vous êtes confondu de cette absence complète de sens moral, au moins en ce qui regarde tout un ordre essentiel des relations humaines, de ce goût pour les scènes les plus graveleuses, de cette friandise d’obscénité qui attire et trouble les imaginations dépravées à la lecture des Bijoux indiscrets ou de l’Oiseau blanc. — Il prêche l’union libre dans le Supplément au Voyage de Bougainville,