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a bâtie avec tant d’efforts, organisée, élevée à cette hauteur d’où elle domine le siècle, appelant à la rescousse pour le grand combat toutes les forces vives, toutes les intelligences, tous les talens, les animant et les disciplinant, les engageant tour à tour dans la mêlée avec une ardeur qui s’unit à la stratégie la plus savante, seul maître, seul chef de cette immense armée qu’il inspire, qu’il lance en bataillons serrés, toujours le premier au feu, toujours en tête, renouvelant chaque jour son effort avec une indomptable et furieuse ténacité.

Cette philosophie « ferme et hardie, » dont il tire sa gloire et tout le prix de l’Encyclopédie, c’est la revendication du droit naturel, de la loi naturelle sous toutes ses formes, c’est aussi la haine de toute autorité s’exerçant dans le domaine de la pensée, c’est l’assaut donné aux bastilles et aux églises ; plutôt encore aux églises, car nous avons vu avec quelle facilité Diderot s’arrangeait du pouvoir absolu quand il était aux mains de Catherine ou d’un souverain quelconque favorable aux philosophes. C’est un cri de révolte qu’il pousse au milieu de son siècle. Les occasions lui sont indifférentes, tout lui est bon pour armer les esprits. Son œuvre est moins une démonstration, une théorie raisonnée qu’une dialectique enflammée, une invective ardente, infatigable contre toutes les formes de « la tyrannie » sous laquelle s’avilit l’esprit humain.

Mais enfin, en dehors de cette philosophie toute négative, animée par des passions à un degré d’exaltation qui n’admet pas le raisonnement calme et la logique commune, quand il n’est plus l’ouvrier de cette œuvre de colère, le prophète et le soldat de ce grand mouvement social qui annonce et prépare la révolution, a-t-il vraiment les qualités qui forment le philosophe ? Qu’il le soit par un certain don d’intuition vive, par cette multitude d’aperçus qui jaillissent de son cerveau, qui se pressent et s’amassent autour de chaque question, par cette spontanéité d’imagination et de raison mêlées qui étonnent, éblouissent le lecteur, à un siècle de distance, comme ils entraînaient les auditeurs de ces improvisations merveilleuses, soit. Mais ici encore se marquent les imperfections et les lacunes de cet esprit puissant et déréglé. Pour être le vrai philosophe, il lui manque, avec le calme de l’esprit, la faculté logique, non pas assurément celle qui suffit à la polémique, mais celle qui poursuit l’accord fondamental entre un grand nombre d’idées et donne à l’intelligence le sentiment et la joie d’une harmonie supérieure. Il lui manque la faculté de démonstration, non pas celle qui discute et nie, mais celle qui élève des théories sur un ensemble de preuves suivies et raisonnées. Diderot appartient à cette race d’esprits qui, dédaignant