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de l’âme et de la médiocrité du génie… Je fais là un aveu qui n’est pas ordinaire, car si Nature a pétri une âme sensible, c’est la mienne… L’homme sensible est trop abandonné à la merci de son diaphragme (on sait quel rôle le diaphragme joue dans la physiologie de Diderot) pour être un grand roi, un grand politique, un grand magistrat, même un homme juste, un profond observateur et imitateur de la nature, à moins qu’il ne puisse s’oublier et se distraire de lui-même, et qu’à l’aide d’une imagination forte il ne sache se créer des fantômes qui lui servent de modèles et y tenir son attention fixée ; mais alors ce n’est plus lui qui agit, c’est l’esprit d’un autre qui le domine… » Là où règne la sensibilité, l’homme et l’écrivain sont comme dépossédés d’eux-mêmes. « Faiblesse des organes, vivacité de l’imagination, délicatesse des nerfs, qui incline à compatir, à frissonner, à admirer, à craindre, à se troubler, à pleurer, à s’évanouir, à fuir, à crier, à perdre la raison, à exagérer, à mépriser, à dédaigner à l’excès et au hasard, à n’avoir aucune idée précise du vrai, du bon et du beau, à être injuste, à être fou ; » c’est le bilan de l’homme sensible et voilà pourquoi il ne peut faire de grandes œuvres. Diderot le sait et s’y résigne, espérant qu’on ne le prendra pas trop au mot.

Si la volonté est nécessaire pour faire l’écrivain, je ne crains pas de dire qu’elle l’est aussi pour faire le philosophe. Dans quelle mesure Diderot l’a-t-il été et que lui a-t-il manqué pour l’être tout à fait ? Pour ses amis et ses contemporains, il était le philosophe. C’était le nom sous lequel on le désignait, et lui seul à l’exclusion de Voltaire, de Rousseau, de vingt autres qui auraient pu également, à ce qu’il semble, y prétendre. Sans doute on voulait reconnaître et marquer par ce nom l’abondance de ses idées, son indépendance absolue des conventions humaines, son désir d’aller jusqu’au bout, non-seulement de ses idées, mais de ses fantaisies d’esprit, l’absence complète de tout préjugé et l’on peut dire de tout principe, puisque sa règle unique est dans la sensibilité, et dans une sensibilité bien souvent obscure et troublée. On voulait surtout marquer la hardiesse de l’œuvre à laquelle il s’était dévoué. Œuvre révolutionnaire au plus haut degré, ce fut aussi l’unité de cette vie sur tant d’autres points dispersée et livrée au hasard. Unité négative, si je puis dire, unité de polémique, non de doctrine, mais qui suffit pour faire à Diderot une situation en vue au-dessus de tous les autres philosophes de son temps. C’est cette passion implacable, persistante, qui a élevé contre le vieux monde, contre les vieux dogmes, contre les institutions politiques et sociales fondées sur ces dogmes, cette formidable machine de guerre qui s’est appelée l’Encyclopédie (machina destruens, non œdificans), qu’il