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finir. Les Dialogues avec d’Alembert, Jacques le Fataliste, le Neveu de Rameau ont un mouvement et un entrain merveilleux. Mais ce ne sont là que de brillantes fantaisies qui débutent par un caprice et qui n’ont d’autre raison de s’achever que la lassitude de l’auteur. Aucun plan, aucun ordre, pas d’unité, pas de proportions, et, dans l’intervalle des passages les plus fameux, que de traversées pénibles, de circuits, de routes perdues, de défilés difficiles à franchir ! On dirait que le hasard seul a collaboré avec le talent de l’auteur. Le talent, plein de prestiges, sauve tout ici. — Mais, dans d’autres œuvres, quand le talent se fatigue, comme dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, la débâcle arrive. La sensibilité s’y montre vieillie, l’imagination épuisée, la déclamation fade et violente à la fois. Que d’efforts stériles et renouvelés ! quelle fécondité d’avortemens !

On est un bon écrivain par nature, mais on ne se conserve tel que par volonté, et il n’y a pas un bon livre qui ne soit un acte de volonté, au même titre et en même temps qu’un signe intellectuel. Ce qui frappe le plus, quand on observe Diderot dans l’intimité de sa vie et la suite de ses œuvres, c’est l’absence complète d’une activité dirigée et maîtresse d’elle-même ; il a toujours appartenu à ses impressions, à ses passions, à ses amis, à tous ceux qui l’entourent, aux événemens, aux circonstances, jamais à lui ; il n’a jamais dépendu d’un plan qui ait dominé son existence ou réglé sa pensée. La plupart de ses œuvres sont les filles de la circonstance : nées d’un incident, elles croissent par une série d’incidens favorables ; elles se développent ou s’arrêtent tout d’un coup sans que l’auteur ait marqué sa direction. Or, fût-on doué par la nature des facultés les plus riches et les plus rares, on ne fait rien d’excellent qu’à la condition de savoir ce que l’on veut et d’y tendre d’un effort unique et continu qui domine les impressions, qui soumette les caprices, qui rejette la fantaisie ou ne lui permette de jouer son rôle qu’en ne lui livrant pas l’empire. Eût-on reçu du ciel le plus beau talent, on ne laissera pas une œuvre définitive si la volonté n’a pas réussi à être la maîtresse des idées, à les ordonner, à les organiser, à leur montrer le but qu’elles doivent atteindre. Diderot n’a jamais pu être le maître chez lui, je veux dire dans l’intérieur de son esprit. Il est la proie des impressions qui l’assaillent et le dispersent. Il s’abandonne au flot que le hasard amène au travers de sa vie, qui l’élève parfois au sommet d’une vague éclairée par le soleil, puis, l’instant d’après, l’engloutit dans l’ombre ou le laisse, en se retirant, sur le sable, sans qu’il ait essayé de résister ou de se diriger. — Personne n’a mieux saisi que lui cette infirmité de sa nature : « Sensibilité, signe de la bonté