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lorsqu’il félicitait Diderot en ces termes suspects. Pour avoir le véritable avis du patriarche sur ce genre tendre, vertueux et nouveau, il faut l’aller chercher dans son Commentaire de Corneille : « Celui, dit-il, qui ne peut faire ni une vraie comédie, ni une vraie tragédie, tâche d’intéresser par des aventures bourgeoises attendrissantes ; il n’a pas le don du comique, il cherche à y suppléer par l’intérêt. » L’allusion est assez claire déjà, elle se précise : « Il peut arriver, sans doute, des aventures très funestes à de simples citoyens, mais elles sont bien moins attachantes que celles des souverains, dont le sort entraîne celui des nations. Un bourgeois peut être assassiné comme Pompée ; mais la mort de Pompée fera toujours un plus grand effet que celle d’un bourgeois[1]. »

Le sentiment de Voltaire n’est pas douteux à l’égard de la réforme théâtrale de Diderot, et ce fut celui de son siècle. Je ne trouve pas cependant que Voltaire ait touché le point juste dans ce procès littéraire, qu’il instruit non sans partialité. Il a raison de dire que, « si l’on traite les intérêts d’un bourgeois dans le style de Mithridate, il n’y a plus de convenance, et que, si l’on représente une aventure terrible d’un homme du commun en style familier, cette diction familière, convenable au personnage, ne l’est plus au sujet. » Diderot aurait pu lui répondre qu’entre le style de Mithridate et le langage commun, il y a un style naturel et cependant littéraire qui peut, sans affectation et sans emphase, suffire aux situations les plus fortes, et qu’il se rencontre un pathétique vrai, même dans les conditions moyennes de la société. — Voltaire n’est pas tout à fait juste non plus quand il prétend que c’est une sottise de croire « qu’un meurtre commis dans la rue Tiquetonne ou dans la rue Barbette, que des intrigues politiques de quelques bourgeois de Paris, qu’un prévôt des marchands nommé Marcel, que les sieurs Aubert et Fauconneau puissent jamais remplacer les héros de l’antiquité. » Diderot aurait pu répondre que l’invention humaine ne peut pourtant pas être confinée à perpétuité dans les cinq ou six familles tragiques des temps anciens et dans leur lamentable postérité. Et Shakspeare, qu’il admirait d’instinct en dépit de Voltaire, lui aurait servi, s’il l’avait mieux connu, à démontrer quel parti le génie peut tirer au théâtre des sujets du moyen âge et même des malheurs des petites gens, fût-ce un misérable juif de Venise. Voltaire a ses superstitions, ce qui arrive même à ceux qui attaquent le plus vivement la superstition. Au nombre de ces idées tenaces, comme le sont toujours les idées superstitieuses, se trouve celle d’un théâtre aristocratique, voué à

  1. Commentaire sur don Sanche d’Aragon et sur Pertharite.