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pas de lien avec le reste de la pièce, que cette déclaration médiocrement délicate n’aura aucune suite. C’est tout simplement, non pas un trait de nature, comme le croyait Diderot, mais un trait de libertinage. Hardouin, resté seul, s’accable d’injures : « Hardouin, mon ami, tu t’amuses de tout, il n’y a rien de sacré pour toi : tu es un fieffé monstre. » — Rien de plus caractéristique que ce mélange, chez Diderot et spécialement dans son théâtre, de Berquin et de Crébillon fils. Ainsi dans le Train du monde, ou les Mœurs honnêtes comme elles le sont, c’est un imbroglio vraiment absurde et dont le sujet peut à peine s’indiquer. Tout roule autour d’un certain petit chevalier fort équivoque, auprès duquel s’agite, avec des confusions étranges, la rivalité répugnante des femmes et des maris. Où donc le théâtre vertueux allait-il s’égarer ce jour-là ?

Assurément la réputation de Diderot ne gagnera rien à la révélation de ces fragmens de pièces. Mais il n’était pas inutile de les produire comme des moyens complémentaires d’informations sur son théâtre, sur la manière dont il l’entendait, et aussi comme des preuves de son goût pour les œuvres scéniques, de cette passion malheureuse qui ne cessa pas de l’agiter, de l’attirer dans cette direction, en dépit et peut-être en raison même des insuccès qu’il y avait rencontrés. Sur ce point-là, Diderot ne fut pas accueilli comme un prophète, du moins dans son temps et dans son pays. Ailleurs, en Allemagne par exemple, ce fut différent : on sait quelle fortune littéraire lui échut dans la Dramaturgie de Hambourg. Mais, en France, sauf les complimens de camaraderie, on resta incrédule et froid, quand on ne fut pas railleur. Naigeon, — oui, Naigeon lui-même, — fait ses réserves ; il se défie du système nouveau ; il ose critiquer son dieu, bien qu’il dénonce avec amertume « tous ces écrivains de gazettes et ces petits faiseurs de vers et de tragédies, dont Paris fourmille, qui se sont crus obligés de dire des injures à l’auteur de ces ouvrages et de défendre contre lui la cause de ce qu’ils appellent le bon goût. » Devant cette levée de boucliers, Diderot aurait eu besoin du patronage déclaré de Voltaire. Il le sentait et le disait : « J’en croirais volontiers M. de Voltaire, mais ce serait à la condition qu’il appuierait ses jugemens de quelques raisons qui m’éclairassent ; s’il y avait sur la terre une autorité infaillible que je reconnusse, ce serait la sienne. » Il cite avec orgueil, dans sa lettre à Mme Riccoboni, un témoignage qu’il a reçu du grand juge ; mais ce témoignage adressé en réponse à l’envoi du Fils naturel ne signifie pas grand’chose et Diderot lui-même le trouve incomplet : « J’écris dans un genre que Voltaire dit être tendre, vertueux et nouveau, et que je prétends être le seul qui soit vrai, » On voit d’ici le sourire malicieux de Voltaire