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quelques lignes, et dont on trouve l’ample développement dans les Entretiens qui suivent le Fils naturel, ou dans l’apologie de la Nouvelle poésie dramatique adressée à Grimm. — Mais ce programme, qui s’offre à nous avec une telle apparence de bon sens, pourquoi ne séduit-il pas le public et le trouve-t-il réfractaire à des raisonnemens si simples ? Pourquoi le peuple, las de s’ennuyer à des redites perpétuelles, est-il condamné à cet ennui à perpétuité ? C’est qu’il y a entre l’auteur et le public une masse « de têtes moutonnières et de demi-penseurs » qui ne savent pas remonter au-delà de leur routine et qui entassent autorités sur autorités pour décrier le genre nouveau. — Il faut bien pourtant recourir à d’autres raisons pour expliquer l’indifférence du public. Les plus magnifiques programmes ne réussissent pas à faire passer une mauvaise pièce. Une bonne pièce vaut mieux, pour recommander un genre nouveau, qu’un volume d’argumens ; en cela comme en toutes choses, le meilleur argument, c’est la vie, c’est le mouvement, c’est le progrès. Vous avez beau démontrer au peuple assemblé qu’il a eu tort de ne pas s’amuser de vos inventions ou de ne pas être touché de vos larmes, si vous avez pleuré en écrivant. Il a tort, voilà tout. Que lui importe ? Ou plutôt, c’est vous qui avez tort, vous, l’auteur, qui n’avez su ni l’égayer, ni l’émouvoir.

Drame honnête, drame moral, tragédie domestique et bourgeoise, drame en prose, comédie sérieuse, de quelque nom qu’il ait plu à Diderot de décorer son invention (les noms ne changent rien à la chose), en quoi consiste-t-elle ? Qu’a-t-il voulu faire au juste ? Et comment s’y est-il pris pour réaliser son idéal ? Par quelles œuvres a-t-il exprimé sa théorie ? Voilà les questions qui se posent à l’occasion de ce Projet de Préface et des pièces ou plans qui nous sont soumis pour la première fois.

La tragédie de Corneille et de Racine a fait son temps. La vraie tragédie, nous dit-on, est encore à trouver, et avec leurs défauts les anciens en étaient encore plus voisins que nous. C’est donc un retour à la nature et à l’antiquité que nous propose Diderot. « Quand Philoctète parle si simplement et si fortement à Néoptolème, qui lui rend les flèches d’Hercule, y a-t-il là autre chose que ce que vous diriez à mon fils, que ce que je dirais au vôtre ? Cependant cela est beau. Et le ton de ce discours prononcé sur la scène devrait-il différer du ton dont on le prononcerait dans la société ? Je ne le crois pas. Plus les actions sont fortes et les propos simples, plus j’admire. Je crains bien que nous n’ayons pris cent ans de suite la rodomontade de Madrid pour l’héroïsme de Rome. D’ailleurs notre vers alexandrin est trop nombreux et trop noble pour le dialogue… Je désirerais que vous n’allassiez à la représentation de quelqu’une des pièces romaines de Corneille qu’au sortir de la lecture des lettres