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pas dans ces genres divers. Il faut convenir que la hardiesse du génie anglais nous a laissés bien en arrière. Nous trouvons les choses, et tandis que le préjugé, la critique, la sottise, les étouffent chez nous, la raison de l’étranger s’en empare et produit des chefs-d’œuvre et des originaux. » À cette occasion, Diderot écrit une excellente page de critique, ou plutôt d’histoire littéraire, nous montrant la manière dont un art se forme, dont ses limites se fixent et dont la raison s’en affranchit à la longue. Un homme de génie tente une œuvre, Corneille par exemple. D’autres génies lui succèdent ; les défauts de la première tentative disparaissent ; tout se régularise, la forme de l’ouvrage s’établit ; chacun s’y conforme, les productions se multiplient. Voilà un genre qui se crée. Mais ce genre, une fois créé, trouve des périls dans sa perfection même. Le succès y devient de plus en plus difficile. Quelle que soit la fécondité des auteurs, on ne voit plus que ce qu’on a vu cent fois. Les premiers auteurs se sont emparés de ce que les situations ou les caractères offraient de plus vrai, de plus beau, de plus frappant, de plus naturel ; à la longue, les personnages, les situations se répètent, les critiques se plaisent à montrer la ressemblance, la conformité, le plagiat. Que font les auteurs traqués par la critique ? Ne pouvant changer les situations mêmes que le genre trop restreint leur impose, ils se jettent, pour renouveler une matière usée, dans la bizarrerie des idées, des sentimens et des discours. Le talent se fausse à ce jeu. « On demeure quelque temps dans cette position périlleuse où l’on est sifflé, ou pour sa médiocrité ou pour sa bizarrerie. »

C’était bien là en effet l’état d’épuisement où était tombée, malgré Voltaire et Crébillon, la tragédie française dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Quel remède ? « Enfin, il vient un homme de génie qui conçoit qu’il n’y a plus de ressources que dans l’infraction de ces bornes étroites que l’habitude et l’étroitesse d’esprit ont mises à l’art. L’un dit : Mais puisque les caractères sont épuisés dans la comédie, pourquoi ne pas se jeter sur les conditions ? Mais quoi donc ? Le ridicule est-il le seul ton de la comédie ? Pourquoi n’y mettrait-on pas des actions honnêtes et vertueuses ? Est-ce que ces actions ne se produisent pas dans la société ? Enfin, pourquoi ne rapprocherait-on pas davantage les mœurs théâtrales des mœurs domestiques ? — Dans la tragédie, on fait le même raisonnement. On dit : Mais on n’a mis jusqu’à présent sur la scène que des rois, des princes ; pourquoi n’y mettrait-on pas des particuliers ? Quoi donc ? n’y a-t-il que la condition souveraine qui soit exposée à ces revers terribles qui inspirent la commisération ou l’horreur ? Et l’on fait des tragédies bourgeoises. »

Voilà le programme de la réforme du théâtre, resserré en