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dont il se défiait, et de ne confier ses véritables pensées qu’à des agens auxquels il n’accordait pas le pouvoir nécessaire pour la faire prévaloir. Le comte de Broglie ne se dissimulait sans doute pas la vanité du rôle clandestin que lui réservait son maître ; mais il lui convenait d’autant moins de s’y dérober qu’il ne restait plus à sa famille que cette chance de salut. De même que les années précédentes, la correspondance royale allait le chercher à l’armée et sous la tente, les dépêches des agens secrets et du roi lui parvenaient sous un nom d’emprunt, dans sa solitude de Broglie, et lui procuraient encore l’illusion, si douce aux exilés, de la faveur du souverain.

L’active imagination du comte, excitée encore par la solitude et par l’absence d’occupations, se donnait de nouveau carrière. Il essaya d’abord de revenir à son projet primitif et de diriger tous les efforts des agens secrets vers la reconstitution d’un parti national en Pologne, sous la protection de la France ; mais il se heurta aux instructions positives du gouvernement français, qui prescrivaient d’abandonner la république à elle-même et d’y entretenir au besoin l’anarchie. Une des illusions de l’histoire est d’avoir cru jusqu’ici que le duc de Choiseul s’intéressait à la Pologne ; il la livra, au contraire, plus complètement qu’on ne l’avait fait avant lui, aux convoitises de ses puissans ennemis en se persuadant à tort que la Russie, l’Autriche, la Prusse, la Turquie se tiendraient mutuellement en échec et garantiraient en commun contre toute tentative de conquête isolée l’intégrité du territoire polonais. Cette politique à courte vue n’avait pas deviné que les puissances rivales pourraient un jour s’entendre, comme le craignait depuis longtemps le comte de Broglie, pour se partager les dépouilles d’un état faible et divisé. Il n’y avait de salut pour la Pologne que dans la fin de l’anarchie qui la consumait, et le duc de Choiseul la condamnait à mourir en travaillant à entretenir dans son sein cette cause inévitable de ruine.

Battu encore une fois du côté de la Pologne, le comte se rejeta sur un plan gigantesque dont l’énoncé seul nous remplit aujourd’hui d’étonnement. Qui se douterait qu’au lendemain de la guerre de sept ans, après nos désastres maritimes et la perte de nos colonies, un officier général, isolé dans ses terres et en apparence disgracié, mais ayant conservé la confiance du souverain, ait pu faire accepter par le faible Louis XV le projet d’une descente en Angleterre ? Le comte ne se borna pas à une simple ébauche ; il obtint les moyens de pousser les préparatifs de l’entreprise jusqu’aux limites les plus voisines de l’exécution. On aura peine à croire qu’à l’insu du ministère français et de l’Angleterre, la diplomatie secrète ait réussi à faire sortir ce travail des spéculations vagues et