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traiter les autres. Soubise l’abandonna, non par calcul, mais pour n’avoir su ni se décider assez tôt, ni ranger assez promptement ses troupes en bataille. L’armée vaincue entraîna dans sa retraite l’armée qui n’avait point été engagée ; mais, au milieu de ce malheur commun bien propre à rapprocher les esprits, l’opposition des caractères subsista. Un peloton de l’armée de Soubise ayant perdu sa route et venant chercher des renseignemens au quartier-général de l’armée de Broglie, le maréchal fît répondre qu’il n’avait rien à dire, ne savait rien et ne voulait rien savoir de ce qui regardait ceux qui l’avaient trahi. Il y a là un de ces traits qui éclairent un caractère. Un autre général, Soubise par exemple, aussi généreux qu’il était incapable, n’aurait songé qu’à sauver quelques Français de plus ; chez l’ambitieux déçu, la rancune personnelle l’emportait sur le dévoûment au roi et au pays.

A l’armée, où l’on connaissait le mérite respectif des deux généraux, personne ne douta que la bataille n’eût été perdue par la faute de Soubise. A la cour, il en fut autrement. Mme de Pompadour et le duc de Choiseul, qui se sentaient responsables de la division du commandement, essayèrent de partager les torts entre les deux généraux. Soubise, fin courtisan, accepta de bonne grâce le reproche qu’on lui adressait ; mais le maréchal de Broglie y répondit avec indignation. Choiseul, irrité de cette résistance, connaissant d’ailleurs les sentimens de la favorite, se prononça dès lors contre un général qui lui créait des difficultés sans le dédommager par des succès. Le maréchal aggrava lui-même cette situation déjà si critique, en insistant pour se justifier, en adressant un mémoire à chacun des ministres, et en se rendant à Versailles afin de présenter sa défense. La réponse du roi fut un ordre envoyé au maréchal et à son frère de partir immédiatement pour la terre de Broglie. L’opinion publique à Paris prit parti pour le disgracié ; le vainqueur de Bergen, de Corbach et de Grunberg eut la consolation d’emporter dans sa retraite la popularité que lui avaient value ses victoires. Le jour où la nouvelle de sa disgrâce se répandit, on jouait Tancrède à la Comédie française ; en prononçant ces vers :

Tancrède est malheureux, on l’exile, on l’outrage.
C’est le sort des héros d’être persécutés,


Mlle Clairon s’avança sur le devant de la scène, éleva la voix avec affectation, et le public battit des mains.

L’exil du comte de Broglie ne changea rien à la nature des relations personnelles qu’il entretenait secrètement avec le roi. Louis XV continuait à lui témoigner sa confiance au moment même où il la lui retirait officiellement. Le monarque jouait ainsi ce jeu puéril et dangereux de faire représenter sa politique par des ministres