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Napoléon, se contenant, me dit alors d’un ton plus calme les paroles suivantes, qui ne sont pas moins remarquables que celles de tout à l’heure : « Les Français ne peuvent pas se plaindre de moi ; pour les ménager, j’ai sacrifié les Allemands et les Polonais. J’ai perdu trois cent mille hommes dans la campagne de Russie, mais dans le nombre il n’y avait pas plus de trente mille Français.

« — Vous oubliez, sire, m’écriai-je, que vous parlez à un Allemand. »

Napoléon se remit à se promener avec moi dans le salon ; au second tour, il ramassa son chapeau. En même temps, il en vint à reparler de son mariage. « Oui, dit-il, j’ai fait une bien grande sottise en épousant une archiduchesse d’Autriche.

« -— Puisque votre majesté veut connaître mon opinion, répliquai-je, je dirai très franchement que Napoléon le Conquérant a commis une faute.

« — Ainsi, l’empereur François veut détrôner sa fille ?

« — L’empereur, lui répondis-je, ne connaît que ses devoirs, et il les remplira. Quoi que la fortune réserve à sa fille, l’empereur François est avant tout souverain, et l’intérêt de ses peuples tiendra toujours la première place dans ses calculs.

« — Oui, dit Napoléon en m’interrompant, ce que vous me dites là ne me surprend pas, tout me confirme dans l’opinion que j’ai commis là une faute impardonnable. En épousant une archiduchesse, j’ai voulu unir le présent et le passé, les préjugés gothiques et les institutions de mon siècle ; je me suis trompé, et je sens aujourd’hui toute l’étendue de mon erreur. Cela me coûtera peut-être mon trône, mais j’ensevelirai le monde sous ses ruines. »

L’entretien s’était prolongé jusqu’à huit heures et demie du soir. Il faisait déjà nuit noire. Personne n’avait osé entrer dans le cabinet. Pas un instant de silence n’interrompit ces vives discussions : à six reprises différentes, mes paroles eurent tout à fait la valeur d’une déclaration de guerre. Mon but ne saurait être de reproduire ici tout ce que Napoléon m’a dit durant cette longue entrevue. Je ne me suis arrêté que sur les points les plus saillans, sur ceux qui se rapportaient directement à l’objet de ma mission. Vingt fois nous nous en étions fort éloignés[1] ; ceux qui ont connu Napoléon et traité des affaires avec lui ne s’en étonneront pas.

Lorsque Napoléon me congédia, son ton était devenu calme et doux. Je ne pouvais plus distinguer les traits de son visage. Il me reconduisit jusqu’à la porte du salon de service. En mettant la main sur le bouton de la porte, il médit : « Nous nous reverrons, je l’espère.

  1. Le récit de la campagne de 1812 a rempli à lui seul plusieurs heures ; une foule d’autres questions tout à fait étrangères à la mission dont j’étais chargé l’occupèrent aussi fort longtemps.