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un abîme. Le monde à besoin de la paix. Pour assurer cette paix, il faut que vous rentriez dans les limites qui sont compatibles avec le repos commun, ou que vous succombiez dans la lutte. Aujourd’hui, vous pouvez encore conclure la paix ; demain il serait peut-être trop tard. L’empereur mon maître ne se laisse guider dans sa conduite que par la voix de sa conscience ; à votre tour, sire, de consulter la vôtre.

« — Eh bien ! qu’est-ce donc qu’on veut de moi ? me dit brusquement Napoléon. Que je me déshonore ? Jamais ! Je saurai mourir, mais je ne céderai pas un pouce de territoire. Vos souverains, nés sur le trône, peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer toujours dans leurs capitales ; moi, je ne le puis pas, parce que je suis un soldat parvenu. Ma domination ne survivra pas au jour où j’aurai cessé d’être fort, et, par conséquent, d’être craint. J’ai commis une grande faute en ne tenant pas compte de ce qui m’a coûté une armée, la plus belle qu’on eût jamais vue. Je puis me battre contre des hommes, non contre les élémens ; c’est le froid qui m’a vaincu et ruiné. Dans une seule nuit, j’ai perdu trente mille chevaux. J’ai tout perdu, sauf l’honneur et la conscience de ce que je dois à un brave peuple qui, après ces revers inouïs, m’a donné de nouvelles preuves de son dévoûment et de la conviction qu’il a que moi seul je puis le gouverner. J’ai réparé les pertes de l’année dernière ; voyez donc mon armée après les batailles que je viens de gagner. Je la passerai en revue devant vous.

« — Et c’est précisément l’armée, lui répliquai-je, qui désire la paix.

« — Non, ce n’est pas l’armée, dit Napoléon en m’interrompant vivement, ce sont mes généraux qui veulent la paix. Je n’ai plus de généraux. Le froid de Moscou les a démoralisés. J’ai vu les plus braves pleurer comme des enfans. Ils étaient brisés physiquement et moralement. Il y a quinze jours, je pouvais encore faire la paix ; aujourd’hui, je ne le puis plus. J’ai gagné deux batailles, je ne ferai pas la paix.

« — Dans tout ce que votre majesté vient de me dire, lui fis-je observer, je vois une preuve de plus que l’Europe et votre majesté ne peuvent arriver à s’entendre. Vos traités de paix n’ont jamais été que des armistices. Les revers comme les succès vous poussent à la guerre. Le moment est venu où vous allez vous jeter réciproquement le gant, l’Europe et vous ; vous le ramasserez, vous et l’Europe ; mais ce ne sera pas l’Europe qui succombera dans la lutte.

« — Pensez-vous, par hasard, me renverser par une coalition ? reprit Napoléon. Combien d’alliés êtes-vous donc ? Quatre, cinq, six, vingt ? Plus vous serez nombreux, plus je serai tranquille. J’accepte