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abandonner sans provoquer des orages à la cour : le propre frère de la dauphine, le fils d’Auguste III, qui aspire légitimement à succéder à son père sur le trône de Pologne. Ce qui rend cette situation plus difficile encore pour le comte de Broglie, c’est que sa famille est honorée des bonnes grâces de la dauphine et qu’en travaillant en faveur du prince de Conti, il travaille en même temps contre une personne dont il n’a reçu que des bienfaits. La première victoire diplomatique qu’il remporta en reconstituant le parti français, impuissant en Pologne depuis trente ans, fut considérée comme un échec infligé au roi de Pologne lui-même. Celui-ci allait engager la Pologne, après la Saxe, dans une alliance offensive et défensive avec l’Autriche et la Russie, lorsqu’il rencontra la résistance triomphante de l’ambassadeur français. Il s’en plaignit à Versailles, où « le grand abbé, » averti par la dauphine, se chargea de morigéner son neveu. Le ministre des affaires étrangères, effrayé d’une audace dont il ne connaissait pas les secrets mobiles, n’osant point cependant désavouer le représentant de la France le lendemain d’une victoire française, s’empressait du moins de lui recommander la plus grande circonspection dans les affaires polonaises.

La prudence n’était pas précisément la vertu favorite du comte de Broglie. Le portrait que trace de lui le marquis d’Argenson, et que M. le duc de Broglie considère comme le plus fidèle, nous donne l’idée d’une pétulance très éloignée de la circonspection. « C’est un fort petit homme, la tête droite comme un petit coq. Il est colère, a quelque esprit et de la vivacité en tout. » Ses yeux étincelans, ajoute l’abbé Georgel, le faisaient ressembler, quand il s’animait, à un volcan en feu. Malgré la recommandation du ministre, le comte, se sachant secrètement soutenu par le roi, s’occupa beaucoup moins d’être prudent que de ne laisser porter en sa personne aucune atteinte à la dignité dont il était revêtu. Depuis qu’il avait résisté aux désirs de la cour de Saxe, il se sentait environné de froideur et d’hostilité ; le jour où on alla jusqu’au manque d’égards, il releva le gant sans hésiter, en représentant d’une grande puissance, qui n’a pas le droit d’accepter un affront pour son pays.

La princesse électorale de Saxe, recevant à Dresde le prince héréditaire de Modène, devait ouvrir le bal avec l’ambassadeur de France. Elle invoqua son état de grossesse avancée pour déclarer qu’elle ne danserait point. Peu d’instans après, le comte la vit danser avec le prince de Modène et se plaça sur son passage : « Vous me voyez tout hors d’haleine, lui dit-elle avec une nuance d’embarras. — Ce n’est pas surprenant, répondit le comte, votre altesse ayant fait l’imprudence de danser dans l’état où elle est. — Cela ne m’empêchera pas pourtant, reprit la princesse, quand je serai un peu reposée, de danser une contredanse avec vous. — Je ne