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langue se prêterait aux violences qu’on lui veut faire, on oublie, lorsque l’on met en tableaux tout un long récit, que la peinture est tout entière dans l’espace, mais que la parole au contraire est toute dans le temps. Une toile se saisit d’ensemble, et d’un coup d’œil ; une narration comme un discours ne sont perçus que par fragmens successifs qui s’ajoutent un à un, pour se modifier en s’ajoutant et se compenser en se complétant. Une toile ne comporte ni commencement ni fin. Je vous demande ce que serait un roman, et généralement une œuvre de la parole ou de la plume qui ne commencerait ni ne finirait ? Qu’on puisse tenter l’épreuve et que dans l’épreuve on puisse déployer les plus rares qualités de l’écrivain, la question n’est pas là. On sera tout simplement alors un grand écrivain qui se fourvoie. Cela s’est vu. Ce qu’on peut affirmer, c’est que de cette épreuve il ne sortira jamais, je n’ai garde de dire une œuvre de premier ordre, je dis seulement, dans tel genre secondaire que l’on voudra choisir, une œuvre complète et parfaite en ce genre. Car il y a quelque chose qui borne les empiétemens de l’art d’écrire sur l’art de peindre, et ce quelque chose, ce n’est rien d’artificiel, c’est une loi même de nature.

Mais voici peut-être un danger plus grand encore. Une invincible nécessité domine cet art de peindre par les mots, à savoir : la nécessité de parler le langage de la sensation. Et comment s’exercerait-il dans un autre domaine ? En effet, les mots qui peignent ne sont pas ceux qui traduisent l’émotion tout intime du sentiment ou le travail tout intérieur de la pensée. C’est pourquoi, dans un tel système, l’effet n’est atteint et ne peut être atteint qu’autant que l’on a trouvé la sensation qui correspond à tel ou tel sentiment, à telle ou telle pensée qu’il s’agit d’exprimer. Or il arrive souvent qu’on ne la trouve pas. Il arrive plus souvent encore que l’on trouve à côté, car si d’un homme à l’autre le sentiment varie, que dirons-nous de la sensation ? Il vous paraît, à vous, qu’une idée fixe ressemble « à un point névralgique dans le même côté du front. » Moi, je ne vois pas l’analogie. Ce n’est pas cette sensation qui traduit pour moi l’obsession de l’idée fixe, c’en est une autre. C’en est une troisième pour un troisième. Et ce ne serait rien encore, si de cette préoccupation qui s’impose désormais tyranniquement à vous, de noter des sensations d’abord, et le reste quand vous le pourrez, ne résultait à la longue je ne sais quelle inhabileté d’exprimer le sentiment et de pratiquer l’observation morale. Réalistes, naturalistes, impressionistes de tous les temps et de tous les talens, vous nous ramenez à la barbarie de la langue et à l’enfance de l’art, puisque vous bégayez et puisque les mots même vous manquent dès qu’il s’agit de penser, ce qui est pourtant « le tout de L’homme ! » Nos pères avaient une belle expression que nous sommes à la veille de perdre, ils louaient dans l’écrivain « sa connaissance du cœur humain, » c’est-à-dire son