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personnage pendant tout le temps qu’il met à descendre l’escalier. M. Daudet dira donc excellemment : « Les franciscains montaient, erraient parmi d’étroits corridors,.. » parce qu’errer et monter sont des actions qui durent, qui continuent ; et six lignes plus bas, il dira non moins bien, toujours guidé par son instinct d’artiste : « Les franciscains, échangèrent un regard significatif », parce que l’action d’échanger un regard est plus prompte que la parole et s’achève en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Et s’il disait : « Les franciscains échangeaient des regards significatifs » cela voudrait dire que tandis qu’ils échangent des regards, un tiers interlocuteur, qu’ils regardent ou qu’ils écoutent, parle ou agit devant eux. Il dira très bien encore, en dépit de l’apparente irrégularité : « La lecture finie, le moine se dressait, marchait à grands pas ; » c’est-à-dire, le moine se dressa, puis il marcha, puis il se dressa, puis il se remit à marcher ; et pour le lecteur attentif, l’imparfait prolonge la double action du moine jusqu’à la fin de la phrase, ou pour mieux dire jusqu’à l’évocation d’un autre tableau qui vienne remplacer le premier.

À cette même intention de peintre rapportez aussi ces phrases suspendues, où le verbe manque, et par conséquent la construction logique : « Frédérique dormait depuis le matin. Un sommeil de fièvre et de fatigue, où le rêve était fait de toutes ses détresses de reine exilée et déchue, un sommeil que le fracas, les angoisses d’un siège de deux mois secouaient encore, traversé de visions, sanglantes, de sanglots, de frissons, de détentes nerveuses, dont elle ne sortit que par un sursaut d’épouvante. » Un grammairien condamnerait cette phrase : il aurait tort. A plus forte raison condamnerait-il celle-ci : « Le roi, souple, fin, le cou nu, les vêtemens flottans, toute sa mollesse visible à l’efféminement de ses mains pâles et tombantes, aux frisures légèrement humectées de son front blanc ; elle, svelte et superbe, en amazone à grands revers, un petit col droit, des manchettes simples, bordant le deuil de son costume… » L’une et l’autre cependant, M. Daudet a ses raisons de les construire ainsi. Le lecteur, involontairement, cherchera ce verbe qui manque, il attendra tout au moins, mais, tandis qu’il attendra, tous les traits, un à un, que le peintre a rassemblés, se graveront dans l’esprit pour former l’impression que le peintre a voulu produire, et la vision durera jusqu’à ce qu’elle soit chassée par une autre. Quelques menus procédés encore, la suppression de la conjonction et, par exemple, et le fréquent emploi de l’adjectif démonstratif, valent la peine d’être signalés. La suppression, de la conjonction donne du jeu, pour ainsi dire, à la phrase ; « Le train s’ébranle, s’étire, s’élance », quelque chose de flottant. C’est un moyen de faire circuler l’air dans le tableau. L’adjectif démonstratif, justifiant ici tout à fait son nom, distingue expressément de tous les autres traits du même genre, le trait ou plutôt le contour que le peintre veut mettre en lumière ; ainsi : « Cette attitude de mère