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rebattus, et de se placer sur un terrain solide pour défendre ce qu’il y a de légitime dans leurs prétentions, en sacrifiant le surplus de bonne grâce. » Au fond, disait-il, en principe, entre les adversaires de la liberté commerciale et ses défenseurs, le dissentiment déjà, dans l’état de la science, n’est pas aussi grand qu’on le croit et que le croient eux-mêmes les intéressés. Ce qui est règle pour les uns est exception pour les autres, et réciproquement. Mais, de part et d’autre la règle est si souple et l’exception tellement élastique, qu’il ne faudrait qu’un peu de logique, aidée d’un peu de sincérité pour ménager une transaction amiable. » Et, en effet, de quoi s’agit-il ? Est-il question de renverser tout d’un coup les barrières de douane qui séparent les états ? Personne ne le demande. Les maîtres de la science économique eux-mêmes ont mis des restrictions à la pratique absolue de la liberté commerciale. Turgot a déclaré que, pour bien traiter une question économique, il fallait oublier qu’il y a des états politiques séparés les uns des autres et constitués diversement, — ce qui voulait dire qu’en dehors de la pure théorie, dans la réalité des choses, il est nécessaire de tenir compte de ces constitutions diverses. Et quant à Adam Smith, il est plus net et plus explicite : il reconnaît deux cas où l’industrie nationale doit être protégée, et deux autres où elle peut l’être. Dans les deux premiers se trouve la nécessité de défendre la sécurité du territoire, et c’est pour cela qu’il avait approuvé l’acte de navigation de Cromwell, qui était pourtant un code de droits protecteurs. Il reconnaît encore, ce qui est plus délicat dans l’application, que, quand un produit de l’industrie nationale devient l’objet d’un impôt et que le prix de ce produit s’élève en conséquence, il convient de le protéger contre la concurrence étrangère et de rétablir ainsi l’équilibre ; pourvu toutefois, ajoute-t-il, qu’on puisse discerner suffisamment et jusqu’à quel point le produit est affecté par l’impôt. C’est là, en effet, le point délicat, car il faut discerner aussi quels impôts le produit étranger a déjà supportés chez lui, à quels frais exceptionnels de transport il a été soumis, afin d’établir des droits compensateurs très exacts. Ensuite, parmi les cas où la protection paraît licite à Adam Smith, sans qu’il la recommande pourtant d’une façon expresse, se trouve le droit de réciprocité. Il l’admet quand l’étranger repousse vos produits, et quand, repoussant les siens ou les imposant fortement, on espère l’amener à composition. Alors on peut user de ce droit momentanément, en vue du grand avantage que la liberté doit en tirer un jour. Il déclare enfin que, quand un nombre plus ou moins grand d’établissemens s’est formé dans un pays, à l’abri du droit de protection, il y aurait de grands inconvéniens à le lui retirer brusquement, qu’on ne doit y procéder que peu à peu et avec circonspection.