Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/417

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la souffrance sensible.. De plus, quand il y aurait une commune mesure, à quoi servirait le mal sensible que vous voulez ajouter, en quantité égale, à ce que vous nommez le mal moral ? En quoi y a-t-il plus d’ordre dans le monde parce que vous ajoutez un second mal au premier ? Ne voyez-vous pas que vous revenez toujours à ce singulier remède qui constitue la vengeance : crever un second œil sans guérir le premier ? Votre morale est dominée par des idées de régularité toute matérielle et tout apparente. Aurez-vous réellement perfectionné l’architecture morale de l’univers parce que vous y aurez introduit de fausses fenêtres ?

Pour échapper à ces objections, les partisans de l’expiation sont obligés de la faire reposer non plus sur un principe d’ordre intellectuel, mais sur une loi selon eux morale qu’ils appellent « le principe du mérite et du démérite, » de la « sanction morale. » La tradition religieuse et la tradition spiritualiste se sont accordées à maintenir dans l’enseignement classique cette prétendue « vérité nécessaire et absolue » que le bien moral mérite une récompense et le mal moral une punition, que le bon doit être heureux et le méchant malheureux.

Des moralistes éminens, comme l’auteur de la Philosophie du droit pénal, M. Ad. Franck, tout en rejetant les théories qui fondent le droit de punir sur l’expiation, n’en admettent pas-moins l’idée de sanction morale et divine ; ils y voient en définitive la dernière raison de la légitimité des peines humaines. A nos yeux, sanction morale et expiation se confondent. En effet, l’interprétation la plus plausible de l’idée de sanction morale, c’est une certaine convenance entre la beauté morale et la joie, entre la laideur morale et la douleur. Or, selon nous, ce prétendu axiome n’est vrai que dans sa première moitié. « Le bon doit être heureux, » dit-on ; je l’accorde, car tous les êtres doivent être heureux ; le malheur n’est désirable pour personne, encore moins pour les bons que pour tout autre. Puisque les bons sont ceux qui se conforment aux vraies lois et à la vraie direction de la nature, ils ont plus de droit que tout autre à être en harmonie avec le reste de la nature et à jouir de cette harmonie. Mais on ajoute, comme si la réciproque était évidente : « L’être mauvais doit être malheureux. » Voilà ce qui nous semble contestable. L’idéal est au contraire qu’il n’y ait finalement dans le monde aucun être malheureux, aucun être voué à d’irrémédiables souffrances. La douleur et le malheur ne peuvent pas être une fin, pas même quand il s’agit d’en faire le lot des volontés égarées ; c’est un simple moyen, qui ne vaut que par le bien qui en peut résulter. Ce serait une vraie immoralité que de dire : « La laideur morale doit souffrir pour souffrir ; » non, elle ne doit souffrir que si cette