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Les religions et les philosophies ont eu beau épurer de plus en plus l’idée d’expiation, ou plus généralement de punition, il suffit d’en montrer les origines et le développement pour reconnaître qu’elle n’est que le déguisement d’une notion des moins morales, celle de vengeance. Rendre le mal pour le mal, sans se proposer d’atteindre par le mal un bien plus grand, c’est là essentiellement ce qui constitue la vengeance. L’instinct de la vengeance a d’abord régné chez l’homme, comme chez les animaux, sous sa forme la plus brutale ; puis il s’est régularisé en devenant la loi du talion, qui, au lieu de rendre le mal au centuple, suit une règle d’égalité et imite ainsi extérieurement la justice. Œil pour œil, dent pour dent, c’est une soute d’échange et de compensation. Une illusion d’optique vous fait croire que votre œil vous est rendu parce que vous avez privé votre ennemi du sien : il avait joui de votre douleur, vous jouissez de la sienne ; la balance est rétablie ou semble l’être. On peut lire dans l’Éthique de Spinosa l’explication de ce mécanisme d’images et de passions par lequel la vengeance est heureuse du mal d’autrui comme l’envie souffre du bien d’autrui. Plus tard, l’élément intellectuel mêlé à la passion s’est dégagé de mieux en mieux : on a compris que la proportionnalité établie par le talion était illusoire, tout extérieure, toute matérielle ; il n’y a pas dans le talion équivalence réelle entre le traitement subi par la victime et le traitement infligé à l’agresseur, car deux personnes diverses par leur situation, par leur caractère, par leur sensibilité, ne sauraient se substituer l’une à l’autre comme des unités mathématiques, On a conçu alors la pensée de proportionner la peine non-seulement à la souffrance de la victime, mais encore à la malignité de l’agresseur : de là la prétention de sonder les cœurs et les reins, d’apprécier les intentions du coupable pour y proportionner la peine, en un mot d’exercer la justice distributive[1]. On s’efforce ainsi de résoudre ce problème mathématique : trouver une quantité de souffrance qui soit égale à la quantité de malignité. Mais pourquoi cette égalité entre la souffrance et la malignité ? Encore une fois, est-ce afin de rendre exactement le mal pour le mal ? — Non, répondent les partisans du droit de punir, c’est pour réaliser « l’ordre, » pour donner satisfaction au « principe de l’ordre. » — Autant dire qu’il s’agit là de réaliser une symétrie, au moins apparente, qui donne à l’intelligence un semblant de satisfaction ; c’est un talion intellectuel, comme en pourrait imaginer un logicien ou un géomètre. Par malheur, il n’y a point de commune mesure entre la perversité morale qu’on attribue au libre arbitre du coupable et

  1. Cette prétention a été réfutée d’une manière décisive par M. Ad. Franck, dans son beau livre sur la Philosophie du droit pénal, pages 101 et suiv.