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coïncidences empiriques dont il est absolument innocent. Vous l’avouez vous-mêmes, et pourtant vous frappez ! Quelle inconséquence et quelle dureté ! » — Mais, pourront répondre les déterministes, c’est précisément vous, partisans de la responsabilité absolue, qui prétendez frapper et punir au sens propre du mot ; nous, nous ne voulons que nous défendre. La vraie question est de savoir si le déterminisme des actes supprime le droit de défense. Y a-t-il donc inconséquence ou dureté à mettre un homme dans l’impossibilité de nuire aux autres, quand même son penchant à nuire serait un effet fatal de sa nature ? Il y a dureté au contraire à ne pas se contenter de la défense sociale et à s’ériger en juge des responsabilités morales. La fatalité des penchans fût-elle (ce qui est faux d’ailleurs) aussi complète chez l’homme que chez l’animal, nous ne perdrions pas pour cela le droit de nous défendre. Ne frappez-vous pas un animal furieux ou rusé qui vous attaque, bien que sa colère ou sa perfidie soient un ensemble de coïncidences empiriques dont il est innocent ? — « Quel est le juge, demande-t-on encore, qui oserait condamner l’instrument fatal d’un crime ? » — Mais poussons les choses à l’extrême : si les poignards et les fusils avaient une intelligence ou une sensibilité, s’il suffisait de les châtier pour développer en eux la force de résister aux brigands qui veulent s’en servir, il serait bon de les condamner et de les châtier. — « Le juge se sentirait impuissant et désarmé le jour où il verrait paraître à sa barre non une volonté libre, responsable du mal qu’elle a fait, parce qu’elle savait que c’était le mal et qu’elle était libre de ne pas le faire, mais un tempérament asservi à des passions irrésistibles, un cerveau surexcité, un bras poussé au crime par une réaction cérébrale trop forte. Dans une pareille hypothèse, la plus légère condamnation serait un abominable abus de pouvoir[1]. » Il nous semble au contraire que la défense sociale serait ici plus légitime et plus nécessaire que jamais : même dans cette hypothèse excessive, s’il s’établissait un dialogue entre l’accusé et le juge, le juge ne manquerait point de réponses. — L’assassinat que j’ai commis, dira l’accusé, vient de mon tempérament et non d’une volonté libre. —C’est une preuve, répondra le juge, que la société doit se mettre en garde contre votre tempérament comme on se met en garde contre une substance explosible. — Je ne me suis pas donné à moi-même ce tempérament. — Aussi ne prétendons-nous point vous attribuer un démérite absolu ; nous ne vous jugeons pas moralement, nous ne vous accusons pas, nous apprécions votre caractère au point de vue de la société dont vous faites partie, au point de vue du pacte social et de vos propres engagemens. Pour n’être pas

  1. M. E. Caro, Problèmes de morale sociale, p. 235.