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les individus abandonnent une partie de leurs droits dans le contrat social. Selon nous, au contraire, l’individu doit conserver dans la société tous ses droits et toute sa liberté personnelle ; ce qu’il abandonne par le pacte social, n’est point, comme on le croit, sa liberté propre, mais la contrainte sur autrui : il ne renonce pas au droit moral, mais à l’action physique sur les autres, et en retour les autres renoncent à le contraindre lui-même individuellement. La doctrine que nous soutenons aboutit ainsi à une augmentation et non à une diminution de la liberté. En effet, la contrainte étant à vrai dire l’opposé du droit quoiqu’elle puisse lui servir d’instrument, ce n’est pas le droit et la liberté, c’est la contrainte et la violence qui subissent une perte et un amoindrissement par le contrat social. Renoncer à l’emploi de la violence, c’est substituer, selon nous, l’accord des droits à la collision des forces. Cessons donc de confondre dans cette question les deux contraires, c’est-à-dire la force et la liberté.

Nous irons plus loin. Il n’y a même pas, dans le contrat social, de véritable renonciation sous le rapport de la force. La part de contrainte nécessaire pour défendre la liberté des justes contre les attaques des injustes est simplement mise en commun, généralisée, réglée par des lois, soustraite par cela même à la passion pour être soumise à la raison, en un mot éloignée de la brutalité pour être rapprochée de la liberté. En effet, l’exercice de la force, par l’individu même dont le droit est lésé prend toujours, avec les caractères de la violence matérielle, ceux de la vengeance, qui est en quelque sorte la violence morale. Pour que l’appréciation de l’injustice, qui doit être dégagée des considérations de personnes, le soit en effet et demeure impersonnelle, il faut qu’elle soit confiée à la société entière ou, si cela est impossible, à des membres pris dans son sein et désintéressés. Là-dessus tout le monde sera d’accord. L’arbitre qui doit mettre fin à la collision ou en réparer les suites est alors un troisième terme, un « tiers ; » la question du moi et du toi disparaît ; il ne reste plus en présence que deux libertés, et il s’agit simplement de savoir si leur rapport extérieur est demeuré conforme aux conditions acceptées par elles dans le contrat social. Pour porter ce jugement, on laisse de côté les personnes et on généralise le rapport : on se demande ce qui arriverait si ce rapport existait entre toutes les libertés et si chacun agissait de même à l’égard des autres. Y aurait-il dans ce cas égalité des libertés et une limitation aussi minime que possible de chacune pour éviter les collisions par un équitable partage ? Si la réponse est favorable, il en résulte, que chacun est resté fidèle aux engagemens qu’il avait pris ; quand au contraire un homme empiète.sur la liberté des autres, il se met en désaccord avec ses engagemens, il contredit la loi qu’il avait