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I

Si mon activité extérieure entre en conflit avec la vôtre, c’est que nos activités ne sauraient simultanément se développer sans limites ; il faut donc d’une manière générale, pour éviter les conflits, que la liberté soit limitée dans son exercice : la collision entre les libertés extérieures a pour conséquence nécessaire leur limitation. Cette simple remarque suffit à détruire l’erreur, encore aujourd’hui si répandue, qui admet une liberté absolue de propriété, une liberté absolue d’aller et de venir, etc. A vrai dire, si le droit moral peut être considéré comme absolu en. son principe intime, il est toujours relatif dans ses applications et dans son exercice : aucun droit sur les choses, aucun droit « réel » ne peut être illimité. Mais la liberté humaine, ainsi forcée de se limiter au dehors, doit cependant abandonner d’elle-même le moins possible. La liberté, en effet, est dans l’organisme social ce qu’est la force vive dans un être vivant ou dans un mécanisme quelconque ; elle doit subir, par le frottement et l’action mutuelle des divers rouages ou organes, la moindre perte qu’il est possible. Voilà le principe général dont nous partons et qui, selon nous, doit dominer le droit appliqué et la politique. Passons maintenant aux conséquences et, au lieu de nous en tenir à un certain nombre de vérités de sens commun sans lien scientifique, déduisons de notre principe par une méthode rigoureuse toutes les conséquences qu’il renferme.

Il faut en premier lieu que la liberté, si elle subit nécessairement des limites, reste du moins inviolable dans ces limites mêmes ; en d’autres termes, si la sphère de la liberté extérieure ne peut être infinie, du moins la liberté doit-elle être entièrement maîtresse dans cette sphère. Par exemple l’écrivain est maître de ce qu’il écrit ; il est souverain de sa pensée et de l’expression qu’il donne à sa pensée. En second lieu, la sphère de la liberté extérieure doit être laissée aussi large qu’il est possible. Par exemple, un écrivain doit pouvoir publier tout ce qui n’est pas une atteinte aux droits d’autrui. En troisième lieu, la limite doit être la même pour tous. Il ne faut pas par exemple qu’une opinion qui plaît au pouvoir soit libre de s’exprimer, tandis que les autres ne le pourraient point. De même il ne faut pas qu’un certain culte soit permis et les autres défendus[1]. Il ne faut pas non plus que les partisans de la religion

  1. Cette inégalité est la pure doctrine des théologiens ; si la doctrine n’est pas appliquée dans toute sa rigueur, M. Lucien Bran, dans son cours à la faculté catholique de Lyon, et M. Charles Périn, professeur à l’université catholique de Louvain, correspondant de l’Institut, nous préviennent que c’est simplement parce que l’église n’a pas le pouvoir en main. Les livres de MM. Brun et Périn sont curieux à consulter comme spécimen de la façon dont les universités catholiques entendent l’égalité, « Nous sommes, dit M. Périn avec regret, réduits, par la crainte d’un plus grand mal, à transiger avec des cultes qui ne représentent que la vérité diminuée, comme les confessions protestantes, ou qui procèdent de l’erreur obstinée, comme le culte judaïque. » — « Nous ne pouvons pas, dit M. Brun, avec le même regret, être en pratique plus exigeans que l’église, et nous devons bien être de notre temps, que nous n’avons pas choisi. Mais il faut maintenir hautement et sans défaillance les principes à leur hauteur. » Introduction à l’étude du droit, p. 286.