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la nature en sa suprême expression de grandeur n’est pas visible seulement dans les dernières esquisses pour la Course des chevaux libres ; elle se manifeste dans tous les tableaux de Géricault, depuis le Chasseur jusqu’à la Méduse.

La belle esquisse pour la Course des Barberi devait encourager Géricault, dès son retour à Paris, en 1817, à se mettre au tableau avec la passion et l’acharnement qu’on était en droit d’attendre de sa jeunesse et de son amour pour l’art. Au lieu de cela, il s’amusa plutôt qu’il ne travailla à peindre quelques études et à dessiner quelques lithographies. C’était gaspiller son temps[1]. Il semble que le travail n’était plus désormais pour Géricault qu’une distraction et non le but de la vie. Un drame maritime, qui eut le retentissement d’un grand événement, vint à point le tirer de son apathie. On a déjà nommé l’épouvantable sinistre de la frégate la Méduse. Pendant de longs mois, ce naufrage, dont deux des survivans, Corréard et Savigny, avaient publié l’émouvante relation, fut la conversation de tout Paris. Géricault, qui, on l’a vu, se laissait imposer ses sujets par l’impression du moment, conçut l’idée de son tableau sous le coup de l’émotion universelle. Il lut tout ce que livres et journaux publiaient sur ce désastre, il se lia avec Corréard, avec Savigny, avec tous les naufragés qui avaient échappé à la mort ; puis, bien pénétré de son sujet, il chercha dans une vingtaine d’esquisses son expression suprême. Il songea d’abord à représenter l’épisode des matelots des canots coupant les ancres qui retenaient leurs embarcations au radeau et l’abandonnant ainsi à la solitude sinistre de la mer. Il voulut aussi peindre la révolte des matelots contre les officiers. L’esquisse est connue : composition dramatique et mouvementée, mais un peu confuse. Dans un autre croquis, on voit la délivrance des naufragés par les matelots du brick l’Argus qui les recueillent dans leur canot. Mais toutes ces scènes étaient des épisodes qui appartenaient exclusivement au naufrage de la Méduse. Or le génie de Géricault le poussait, peut-être à son insu, à généraliser plutôt qu’à particulariser. Le peintre chercha encore jusqu’à ce qu’il eut trouvé l’admirable composition qui résume tout le drame. C’est le

  1. C’est à dessein que nous disons « gaspiller son temps. » Nous ne partageons pas l’admiration commune pour l’œuvre lithographie de Géricault. Nous ne méconnaissons pas le mérite de celles de ses lithographies où le cheval est le principal personnage : les Chevaux qui se battent dans une écurie, le Chariot de charbon, les Chevaux allant à la foire. Mais nous tenons en petite estime la sentimentalité bourgeoise et les figures lourdes et courtes du Pauvre homme, du Joueur de cornemuse, de la Femme paralytique et de tant d’autres planches du même genre. Dans la Retraite de Russie même, voyez combien les soldats de Géricault, tout en étant d’un dessin plus serré, restent au-dessous, pour l’originalité, l’effet et l’impression, des héroïques grognards de Charlet et de Raffet.