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Michelet ne prête-t-il pas à Géricault une idée philosophique que celui-ci n’a jamais eue ? Que Géricault ait dans ces deux figures épiques exprimé les deux alternatives du combat et les deux antithèses de la guerre : la victoire et la défaite, cela saute aux yeux, frappe et émeut. Mais il y réussit inconsciemment, grâce à son génie de synthèse et à sa puissance objective. Il ne faut voir là aucune pensée politique, aucune idée préconçue. C’est s’abuser de croire, c’est abuser les autres d’écrire, que Géricault a voulu personnifier dans le Chasseur les victoires de 1812 et dans le Cuirassier les défaites de 1814.

Le mauvais accueil fait au Cuirassier blessé jeta Géricault dans la tristesse et le découragement. Géricault avait cependant mauvaise grâce à se plaindre de la vie. Il était jeune et riche. Il avait la conscience de son talent que ses maîtres, la critique et le public reconnaissaient, tout en ne ménageant pas les censures à ses œuvres. Son existence se passait dans les conditions les plus heureuses entre le travail de l’atelier et les plaisirs du monde. Son extérieur élégant, le charme particulièrement séduisant de sa personne et de ses manières, son nom déjà connu, lui donnaient accès dans tous les salons et lui conciliaient toutes les sympathies. L’argent était pour lui la liberté et la probité de l’artiste. Grâce à sa fortune, il pouvait choisir ses sujets sans s’inquiéter du goût du jour ; il pouvait travailler deux ou trois ans à une même œuvre sans être harcelé par les nécessités de la vie ; il pouvait, indifférent à la malveillance, attendre en paix dans les joies austères et suprêmes de la création que l’heure de la justice eût sonné pour lui. A la vérité, il avait subi un échec au Salon avec le Cuirassier blessé, mais il avait vingt-trois ans, et ce n’est pas à vingt-trois ans qu’un échec est mortel. Géricault, qu’on a reconnu comme le premier peintre du XIXe siècle qui ait su exprimer la vie moderne, était bien fait pour peindre les scènes et les sentimens du monde moderne. C’était dans l’entière acception du mot un homme moderne, sujet à toutes les maladies morales de notre époque inquiète et fiévreuse. La mélancolie, le découragement, l’inquiétude à propos de rien, l’angoisse à propos de tout, faisaient de lui leur proie. Le moindre insuccès lui semblait une condamnation, la plus légère contrariété un irréparable malheur. Sa nature nerveuse et délicate, véritable nature de femme, énergique seulement à quelques heures, ne lui donnait pas la force de réagir, et il se laissait aller à de longues périodes d’inaction et de désespérance. D’ailleurs, comme tous les artistes vraiment supérieurs, il n’était jamais content de son œuvre, parce qu’au moment de la conception il avait toujours rêvé un idéal plus élevé que celui auquel il pouvait atteindre dans l’exécution. A toutes ces peines plus ou moins imaginaires était venue s’en ajouter une plus réelle, Géricault aimait