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se cabre, attendu qu’on peut s’imaginer dans l’angle du cadre un carré de troupes ou un épaulement de batterie. Son esquisse définitive arrêtée, Géricault se mit à peindre sans perdre une heure. On raconte qu’il fit le Chasseur chargeant en moins de quinze jours ; mais c’est là probablement une légende. Un ami du peintre, le lieutenant Dieudonné, des chasseurs à cheval de la garde, posa pour la tête et pour l’uniforme. Pour le cheval, Géricault ne se servit pas précisément du modèle. Seulement chaque matin il se faisait amener un cheval de fiacre devant une boutique du boulevard Montmartre, qu’il avait louée pour quelques mois et transformée en atelier. « Ce cheval-là, disait-il, n’a rien de l’action ni des allures qu’il me faut, mais je le regarde, et cela me suffit pour me remettre du cheval dans la tête. »

« D’où cela sort-il ? dit David en voyant le Chasseur le jour de l’ouverture du Salon. Je ne reconnais point cette touche. » En effet ce furieux mouvement, cette pittoresque distribution du clair obscur, cette touche large et énergique, cet accent si personnel, pouvaient étonner le peintre des Sabines. Il eût dû cependant être préparé à la révolution qui allait s’accomplir dans l’art ; déjà les tableaux de Gros la faisaient pressentir. Le début de Géricault, encore qu’il surprît un peu, fut bien accueilli par le public et par la critique. Delécluze écrivait : « Le mouvement du cheval et celui du cavalier, un peu forcés peut-être, annoncent une grande vivacité d’exécution. L’ouvrage est rendu avec chaleur et avec une facilité rare, et le pinceau ne laisse à désirer qu’un peu plus de fermeté dans quelques parties. » Bien que pauvrement rédigé, le jugement de Delécluze était celui d’un vrai critique. D’un si grand effet que soit le Chasseur chargeant, ce premier tableau de Géricault est en somme plus enlevé que fait. Ce n’est point encore la touche large, ferme et précise qu’on admire dans le Carabinier à mi-corps et dans le Radeau de la Méduse.

Géricault reçut une médaille d’or ; mais avec sa nature impressionnable et portée, au découragement, il fut très affecté qu’on ne lui eût pas acheté son tableau. On dit même qu’il se résolut à ne plus exposer. Néanmoins il ne cessa pas de travailler. En 1813, il peignit les deux belles études de poitrails et de croupes qu’on a vues dans le cabinet de lord Seymour, et quelques tableaux de petite dimension : un Trompette de chasseurs, un Cuirassier, le Train d’artillerie. L’année suivante, les représentations de son père et de ses amis vainquirent ses répugnances à exposer de nouveau. Il entreprit pour le Salon de 1814 une sorte de pendant au Chasseur chargeant : le Cuirassier blessé quittant le feu. Cette figure, d’un effet pathétique, est loin de valoir pour l’exécution et la composition le Chasseur du Salon de 1812. C’est presque un tableau