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la pratique de sa vie publique, comme ministre de son grand-duc, vous le trouverez toujours humain et faisant le bien, mais le peuple pris en masse ne l’intéresse pas, il ne connaît que les individus. Les idées de réorganisation universelle émises par la révolution française, et telles que tout le monde les comprend aujourd’hui, n’avaient aucun sens pour Goethe ; à ses yeux, la politique comme nous l’entendons n’existait pas. En Italie, où rien ne lui échappe des mœurs locales, il néglige les vues d’ensemble sur la situation du pays, passe les gouvernemens sous silence. Il prend la politique comme elle est et ne s’en inquiète ni plus ni moins que du climat. En présence du gouvernement de l’église, l’idée ne lui vient pas que ces misérables populations puissent jamais se relever de leur abaissement. Raphaël et Michel-Ange, les galeries du Vatican et les souvenirs de l’histoire, les ruines du Palatin festonnées de lauriers roses et les montagnes de la Sabine avec leur perspective inaltérable, voilà ce qui le possède, le passionne, et tel il fut à Rome en 1786, tel nous le retrouvons devant les événemens de 1813 : artiste d’abord, philosophe toujours, et ne s’intéressant à la politique que par le côté spéculatif, esthétique.

Cette doctrine de la souveraineté nationale, que Rousseau lui avait enseignée, tout au plus la croyait-il praticable pour des Français, mais pour des Allemands, il fallait voir et surtout attendre ; Goethe en se fiait qu’à son expérience personnelle, il faisait tout avec méthode. Quand il voulut savoir ce que c’était que le courage militaire, il fit campagne pour son propre compte et nous le voyons à Valmy étudier, au milieu de la canonnade, les divers symptômes d’une fièvre contagieuse qu’il n’a décrite qu’après se l’être bien dûment inoculée. Mais ce personnage d’ancien régime se distinguait des autres gens de cour, de congrès et de protocole en ce sens que, s’il n’avait rien oublié, il pouvait tout apprendre. Nil humani a me alienum puto. C’était un homme. Les réactionnaires de cette espèce ne sont jamais à redouter pour le progrès humain, et je souhaiterais de grand cœur que notre siècle en fût pavé : la république et la société ne s’en porteraient que mieux. Goethe se disait que l’époque à laquelle on allait assister, après tant d’éruptions et de tremblemens volcaniques, ne pouvait être qu’une époque d’épuisement, de recueillement et de préparation. Ses entretiens pendant les dix dernières années de sa vie nous le montrent en pleine et active communication avec les idées ; que la politique n’exerçât guère alors sur lui qu’une influence très secondaire, que notre révolution de Juillet ne l’émût point à l’égal d’une querelle de savans[1], il n’y a là qu’un

  1. On sait la manière dont il accueillit un Français au lendemain de la révolution de juillet. — « Quel état de choses, monsieur ! quel événement ! » Et comme le visiteur s’épanchait rn condoléances sur le sort de la famille royale : — « Il s’agit bien de Charles X et de la dauphine ! » répliqua Goethe, qui s’était mépris et croyait qu’on voulait lui parler des discordes scientifiques de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire.