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Libye. Agathocle imprima un redoublement d’activité aux chantiers de Syracuse. Bientôt il eut à ses ordres deux cents bâtimens à quatre, à cinq et même à six rangs de rameurs. Le poignard de Ravaillac arrêta Henri IV au moment où il allait marcher à l’accomplissement « de la grande idée ; » le grain de sable de Cromwell suspendit les progrès du puritanisme ; un cure-dent empoisonné sauva peut-être Carthage en terminant soudainement le règne d’Agathocle, l’an 289 avant notre ère.

Ce fils de potier, longtemps potier lui-même, garda le trône pendant vingt-huit ans, — dix ans de moins que Denys l’Ancien ; — il mourut à l’âge de soixante-douze ans. La Sicile perdait un maître, la démocratie voyait disparaître son dernier champion. Sparte déjà renaissait dans Rome, et ce peuple nouveau, qui n’avait point encore de nom pour la Grèce, s’acheminait d’un pas continu et sûr vers l’extrémité de la péninsule italienne. Préparée au gouvernement des nations vaincues par la plus forte oligarchie qui fut jamais, Rome seule, en ce moment, pouvait sauver le monde ; les successeurs d’Alexandre n’étaient bons qu’à le perdre. Leurs divisions, leurs luttes, la corruption effrénée qu’ils encourageaient, auraient fini par rendre l’univers inhabitable. Rome, avec son humeur farouche et sa férocité, imposa le silence aux rhéteurs, la paix aux provinces, et, jusqu’au jour où la gangrène la gagna elle-même, retarda la dissolution de la société antique. Cette pause donna le temps au christianisme d’arriver. Les derniers vestiges de la dignité humaine furent protégés par l’orgueil du patricien, avant de l’être par la foi du martyr. Ce qui importe, c’est que l’homme se croie grand par son origine et aspire par ses actes à se montrer digne de cette grandeur. S’il se ravale lui-même, s’il se courbe à plaisir vers la terre, s’il lui semble puéril de vouloir relever le front, il faut s’attendre à le voir rapidement descendre au rang de la brute. Matière il sera, parce que matière il lui convient d’être. C’est une vase tenace dans laquelle il s’enfoncera peu à peu jusqu’au cou. Les tyrans mêmes ne l’en arracheront pas, car ces tyrans seront enfantés par sa pourriture ; « Si Dieu n’existait pas, s’est écrié Voltaire, il faudrait l’inventer. » Si l’homme n’était pas immortel, il ne faudrait pas le lui dire, car cette croyance est le seul frein qui soit assez solide pour enchaîner sa voracité.

Nous ne pouvons écrire l’histoire qu’avec les documens contemporains qui sont venus jusqu’à nous. Ces documens exagèrent souvent ; ils dénaturent même quelquefois. Agathocle n’est probablement pas le seul souverain qui ait eu à se plaindre d’être calomnié. Avec lui s’évanouit le suprême espoir que pût avoir la Sicile de conserver son autonomie. Le dictateur sanglant de Syracuse fit