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faisait d’habitude à ses mercenaires, conditions qui lui assuraient sur tous les marchés d’hommes, en Espagne, comme en Italie, comme en Grèce, une juste préférence. Quant à la portion de l’armée qui désira retourner en Sicile, le sénat de Carthage l’y fit transporter sur ses propres trirèmes et lui assigna pour résidence la ville de Solonte. Il la savait trop bien compromise par le sang qu’elle avait versé pour conserver la crainte de la voir retourner d’elle-même sous le joug d’Agathocle. Ce fut ainsi que la grande colonie de Tyr échappa au plus sérieux danger qu’elle eût encore couru depuis son établissement sur le sol africain. Pendant quatre ans, son existence sembla ne tenir qu’à un fil.

On ne saurait trop admirer l’énergie, l’esprit de décision, la fécondité de ressources que sut déployer Agathocle dans le cours de cette mémorable campagne. Que manqua-t-il au tyran sicilien pour devenir le rival d’Alexandre ? Il lui manqua probablement d’être né sur le trône. On ne tient peut-être pas assez compte aux hommes qui n’ont dû leur élévation qu’à eux-mêmes des difficultés qui ont entouré leurs premiers pas et qui les suivent jusque dans leur grandeur. « Si j’avais été mon petit-fils ! » disait Napoléon parvenu au faîte de sa puissance. Mais eût-il, dans ce cas, été Napoléon ? Nourri dans la pourpre, il aurait probablement possédé d’autres vertus ; il n’aurait pas eu celles que donne aux âmes bien trempées l’habitude de la lutte acquise dès le bas âge. Le centaure Chiron a fait l’éducation d’Achille ; les temps troublés font l’éducation des César, des Cromwell et des Bonaparte. Plus d’un germe alors peut périr étouffé ; la tige qui parvient à se dégager de la végétation touffue sous laquelle ont succombé les plantes plus délicates, montre par cet effort même qu’elle est faite pour étendre au loin son ombrage. Ne lui demandez pas la majesté sereine de l’arbre dont un air pur caressa, au sortir de terre, les bourgeons naissans. Entravée dans son premier essor, la sève puissante qui bout sous la rugueuse écorce, ne cessera jamais d’avoir des transports indociles. Vous verrez grandir d’un élan sublime le maître impérieux de la forêt, vous n’aurez pas le protecteur séculaire et patriarcal de la pelouse. Au pied d’un de ces chênes se tordront les vipères, — c’est déjà quelque chose, — sous l’ombre de l’autre, auraient dormi avec confiance et sécurité les petits enfans.

Tous les peuples ont connu ces heures d’épreuve et de deuil où. la tradition brusquement s’interrompt ; tous ont eu à pleurer quelque duc de Bourgogne ou quelque futur Marcellus :

Nimium vobis Romana propago
Visa potens, superi, propria hæc si dona fuissent.