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L’ancien charretier, devenu l’un des chefs du parti socialiste, visitait les états de l’est, en quête d’un homme politique disposé à accepter ses idées, assez hardi pour se mettre à la tête du mouvement, assez connu pour lui apporter l’autorité de son nom et de son influence, assez ambitieux pour viser haut, habile et sans scrupule. Butler lui semblait remplir ces conditions. Le coup de main énergique qui l’avait rendu maître de la convention de Worcester, son évolution audacieuse, sa haine contre l’aristocratie financière de Boston et sa campagne entreprise avec les greenbackers et les socialistes, avaient éveillé l’attention de Kearney. Après s’être consulté avec les notabilités socialistes de New-York et de Chicago, il se rendit à Boston pour conférer avec Butler et lui offrir son concours.

Butler était trop intelligent et trop expérimenté pour adopter les théories chimériques et les idées impraticables de Kearney, mais il était serré de trop près pour refuser les offres de ce collaborateur populaire, bien que compromettant. La lutte prenait un caractère d’intensité tel que rien n’était à négliger. Butler s’appuyait sur les classes populaires, mais ses adversaires disposaient de moyens d’influence que son parti ne pouvait mettre à sa disposition. Les banques, les compagnies d’assurances et de chemins de fer coalisées contre lui ne reculaient devant aucun sacrifice d’argent pour le combattre, et, sur ce terrain, Butler, si riche qu’il fût, ne pouvait leur tenir tête. Sans donc s’engager trop avant, il accueillit Kearney avec bienveillance, écouta sans sourciller les projets de l’agitateur, s’y montra favorable, et lui traça un plan de campagne. A la suite de cette entrevue, Kearney convoqua un meeting public auquel se rendit une foule considérable, curieuse d’entendre cet orateur dont le nom était dans toutes les bouches et que la haine maladroite de ses ennemis grandissait bien plus encore que l’admiration de ses partisans. Devant cinq ou six mille auditeurs, il refit à Newark son éternel discours, dénonçant successivement la corruption administrative, les banques nationales, la presse vendue aux capitalistes et les Chinois. Abordant la question politique, il se déclara partisan de la candidature de Butler : « Lui seul, s’écria-t-il, saura faire rendre gorge à ces capitalistes repus, à ces fils de Satan. Avec l’aide de Dieu nous le nommerons gouverneur, puis président. Nous sommes les plus nombreux : emparons-nous du pouvoir, inondons les États-Unis de greenbacks, alors seulement et ainsi seulement nous aurons raison des banques, des corporations, des compagnies qui écrasent l’ouvrier et le font mourir de faim. La force, c’est vous ; le droit, c’est vous ; la loi, c’est vous ; osez agir et vous pouvez tout. »

Si ces déclamations violentes flattaient les pires instincts de la populace, elles avaient aussi pour effet de faire réfléchir les