Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mieux informé sur son compte que l’auteur lui-même, les créations du génie humain en arrivent avec le temps à ce point d’indépendance vis-à-vis de leur propre créateur, que le premier passant venu semble leur toucher de plus près. Tel commentateur d’Hamlet s’imagine connaître le prince de Danemarck au moins aussi bien que Shakspeare, tel autre, Dumas le vieux, par exemple, croit le connaître mieux et lui fait la leçon en l’exhortant par la voix du spectre à prendre le gouvernement. N’avez-vous jamais entendu de fort honnêtes gens récriminer contre Shakspeare à l’occasion du trépas de Roméo, de Juliette et de Desdemona en s’écriant : « Il n’avait pas le droit de les tuer ! » Inutile d’ajouter qu’un pareil cri serait pour Shakspeare le plus beau triomphe, s’il pouvait le percevoir, car il en conclurait que pour provoquer tant de pitié, il faut décidément que les conceptions de son cerveau soient des êtres bien vivans. Et ce reproche d’avoir abandonné Frédérique, Goethe, qui peut-être comme homme ne l’avait point tant mérité, s’est arrangé dans ses Mémoires de manière à le justifier complètement comme auteur, ayant par là obtenu l’effet qu’il voulait produire. De tout ceci un seul fait est à retenir : savoir que ce personnage de Marguerite, créé de premier jet, est resté identiquement le même à travers les diverses phases du poème. On n’en peut dire autant des autres, à commencer par Méphistophélès.

L’opinion veut que Merck ait posé pour ce caractère : « Il était long et maigre d’encolure, le nez pointu, perçant, ses yeux d’un bleu clair, plutôt gris, donnaient à son regard inquiet et toujours furetant quelque chose du tigre. Lavater, dans sa Physiognomonique, nous a conservé son profil. Son caractère n’était que désaccord ; bon et brave garçon par nature, il avait pris le monde en amertume, et se laissait gouverner par son penchant humoristique au point de vouloir à toute force passer pour un farceur et pour un garnement. Sensé, tranquille, ouvert à certains momens, il allait à tel autre, comme l’escargot, vous tirer ses cornes, chagriner, offusquer les gens et jusqu’à leur nuire. Mais, comme on aime à jouer avec le danger dont on croit n’avoir rien à redouter, je n’en étais que davantage porté à me rapprocher de lui, à jouir de ses bonnes qualités, pénétré à fond de ce pressentiment que jamais ses mauvais instincts ne se retourneraient contre moi. » Goethe se plaît ainsi à reconnaître l’influence qu’il laissa prendre à Merck, un homme auquel il refusait « tout élément positif. » Détail qu’il ne nous faudra point perdre de vue si nous voulons savoir au juste pour combien ce Merck est entré dans la confection de Méphistophélès. Les lignes que je viens de citer sont extraites de ce livre intitulé Poésie et Vérité, livre admirable dont en France nous