Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et déjà, plein d’un zèle subit,
Le dos au feu, troussant les pans de mon habit,
De mes amis nouveaux j’expliquais la tactique,
A l’heure où, dans l’ennui d’un salon politique,
Le thé circule avec les tranches de baba.

Six semaines après, le cabinet tomba.

Ah ! j’étais furieux, cette fois ! Mettre à terre
Des gens si bien pensans, un si bon ministère,
C’est à désespérer de tout gouvernement ! ..
Et, maudissant le vain besoin de changement
Qui, ce jour-là, venait de troubler les cervelles,
Levé de très bonne heure, avide de nouvelles,
J’allai chez ma marchande acheter le journal.

Paris avait été plus que moi matinal ;
Il ne restait plus rien qu’un Siècle de la veille.
Mais je fus stupéfait en regardant la vieille ;
Car je lui retrouvai l’air joyeux qu’elle avait,
Les jours de gain, du temps que son enfant vivait.

— Le pauvre mort, pensai-je en mon humeur stupide,
Est oublié… Ce n’est qu’une femme cupide.

Mais, devant mon regard, l’aïeule avait compris.

— Ah ! dit-elle, monsieur, ne soyez pas surpris,
Si j’ai le cœur content de ce bon jour de vente.
Moi, je n’ai plus besoin de rien, et je m’en vante,
Mais, pour Joseph, avec de l’argent emprunté,
J’ai pu prendre un terrain à perpétuité,
Et j’ai fait des billets, et l’huissier me menace…
Puis, si vous pouviez voir son coin, à Montparnasse ?
Un vrai jardin ! .. Je vais prier là, tous les mois.
Ça me coûte bien cher ; mais aussi, quand je vois
Son tombeau tout couvert de fleurs et de verdure,
Il me semble que c’est ma prière qui dure !

Je lui serrai les mains, honteux de mon soupçon ;
Et, depuis lors, ayant médité la leçon,
Je suis tout consolé, quand un ministre tombe ;
Car, ces jours-là, l’enfant a des fleurs sur sa tombe.

FRANÇOIS COPPEE.