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allons faire un saut dans les ténèbres, » leur paraissait autoriser leurs appréhensions. La bourgeoisie des villes était à la fois alarmée et irritée par la perspective d’avoir à subir dans les élections la prépondérance des classes ouvrières, qui avaient le nombre pour elles. La commission chargée de faire une enquête sur les trade-unions venait de publier son rapport, et les effrayantes révélations que ce document contenait sur l’es crimes ordonnés par les associations ouvrières de Sheffield semblaient justifier les craintes exprimées par M. Lowe lorsque, dans la discussion sur la troisième lecture du bill de réforme, il avait prononcé cette parole demeurée célèbre : « La première chose que nous ayons à faire, c’est d’instruire les maîtres qu’on nous donné. »

Loin d’ajouter à la popularité personnelle de M. Disraeli, l’œuvre considérable qu’il venait d’accomplir avait mis en défiance les classes moyennes, qui le considéraient comme un bel esprit chimérique. Les classes laborieuses, dont on entretenait les préventions contrôle cabinet de lord Derby, ne se rendaient pas encore compte des effets de la réforme et avaient besoin d’être éclairées par sa mise en œuvre. Toutefois le succès avec lequel l’Angleterre s’interposa entre la Prusse et la France dans la question du Luxembourg et amena une solution amiable de ce différend donna quelque relief au ministère. Le démêlé avec le roi d’Abyssinie fournit au cabinet une occasion de faire preuve de décision et d’énergie ; le parlement, convoqué en session extraordinaire, approuva la détermination prise par le gouvernement de déclarer la guerre au roi Théodore, et les victoires de lord Napier de Magdala flattèrent l’amour-propre national ; mais les dépenses considérables que cette expédition entraîna devinrent un argument que l’opposition ne manqua pas de tourner contre les ministres.

Le parlement venait à peine de reprendre ses travaux, en février 1868, lorsque lord Derby, dont les forces déclinaient de plus en plus et qui considérait sa tâche comme terminée depuis le vote du bill de réforme, mit à exécution la résolution qu’il avait plusieurs fois annoncée de quitter le pouvoir. Il donna sa démission par une lettre adressée à la reine, dans laquelle il faisait le plus grand éloge de M. Disraeli, et l’indiquait comme le seul homme en situation de remplir les fonctions de premier ministre. La reine ne fit nulle difficulté d’appeler M. Disraeli à cette haute position. En sortant de l’audience où il venait de prêter serment, le nouveau premier lord de la trésorerie traversa à pied la place de Westminster pour se rendre à la chambre dés communes : il fut reconnu par la foule et chaudement acclamé. A son entrée à la chambre, les applaudissemens éclatèrent de tous côtés, et leur vivacité attesta que, dans l’opinion même de ses adversaires, son élévation était la légitime