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révélation, ne contenait elle-même aux yeux de Goethe que des fragmens. Ainsi, peu à peu, s’implanta chez lui cette idée d’un travail à la Pénélope dont l’achèvement serait différé jusqu’à sa mort. Car il est à supposer que, si Goethe eût vécu davantage, l’œuvre posthume que nous possédons aurait encore subi bien des modifications. Quoi qu’il en soit, le poème nous apparaît aujourd’hui en toute harmonie et grandeur, et tel que nous le voyons se pondérer, se compléter avec sa première et sa seconde partie, son prologue et son épilogue, tel l’imagination de Goethe le conçut dès la première heure.

Une lettre à Guillaume de Humboldt nous fournit là-dessus des explications d’autant plus intéressantes qu’elle fut écrite par Goethe cinq jours avant sa mort (17 mars 1832) et peut ainsi passer pour une sorte de testament philosophique et littéraire. Rien de plus simple à la fois et de plus élevé que cette confession suprême où vous respirez par moment ce solennel religieux dont le langage de Goethe aime à s’envelopper. Vous croyez entendre la voix non d’un mourant, mais d’un être ayant déjà quitté ce monde et ne reprenant la parole que pour rendre un dernier compte de ses visées terrestres. Ajoutons que Guillaume de Humboldt était ici bien l’homme qu’il fallait. Les confidences ou les confessions de ce genre empruntent d’ordinaire beaucoup de leur gravité au caractère du personnage à qui elles sont faites. Qu’était-ce en quatre mois que Guillaume de Humboldt ? Le prince de la critique allemande au temps de Schiller et de Goethe, un philologue, un savant, un poète, un de ces esprits possédant des clartés de tout et qui, sans créer eux-mêmes, ont mission de pousser et de maintenir dans la bonne voie les esprits créateurs et le public. Si les jugemens fantasques de Schlegel, le beau phraseur de cette période, n’ont pas prévalu et, si d’autre part Schiller et Goethe sont allés jusqu’au bout de leur style, c’est à Guillaume de Humboldt qu’on le doit. Cela dit, voyons cette lettre du 17 mars 1832.

Goethe s’examinant, s’analysant, étudie son propre développement d’après la méthode d’Aristote : « Les anciens, écrit-il, prétendaient que les animaux sont instruits par leurs organes ; j’estime, moi, que le précepte s’applique également aux hommes, lesquels ont en outre cette supériorité de pouvoir à leur tour instruire leurs organes. Toute faculté d’agir et, par conséquent, tout talent implique une force instinctive agissant dans l’inconscience et dans l’ignorance des règles dont le principe est pourtant en elle. Plus tôt un homme s’instruit, plus tôt il apprend qu’il y a un métier, un art qui va lui fournir les moyens d’atteindre au développement régulier de ses facultés naturelles et plus cet homme est heureux. Ce qui lui vient du dehors, ce qu’il acquiert, ne saurait jamais nuire en quoi que