Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/144

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y avait encore un plus grand obstacle au succès de la nouvelle administration : elle était divisée sur la question de la protection. Si M. Disraeli avait pris résolument son parti, il n’en était pas de même de lord Derby. Celui-ci s’était séparé de sir Robert Peel, plutôt que de participer à l’abrogation des Corn Laws : il se considérait comme engagé d’honneur à ne pas rentrer aux affaires sans proposer au moins l’établissement d’un droit modéré et purement fiscal sur les céréales étrangères. Lord Palmerston s’était montré disposé à entrer dans le cabinet, auquel il aurait apporté une force considérable ; mais il y avait mis pour condition l’abandon de toute idée d’imposer les blés étrangers. Lord Derby avait mieux aimé renoncer à un concours aussi précieux que de prendre un pareil engagement. Tandis qu’au sein de la chambre des communes M. Disraeli évitait de prononcer le mot de protection et ne parlait que des compensations à donner à l’agriculture, des déclarations imprudentes de lord Derby firent rentrer en campagne les orateurs de la ligue et exercèrent une influence fâcheuse sur les élections. Les tories se donnèrent la satisfaction de faire sortir du parlement quelques-uns des anciens lieutenans de sir Robert Peel, M. Cardwell, lord Mahon, sir George Clerk ; mais ils ne gagnèrent qu’un très petit nombre de sièges. Ils arrivèrent seulement à balancer les forces réunies des whigs, des radicaux et des députés irlandais : par conséquent, les amis personnels de lord Palmerston et les peelites pouvaient, à leur gré, déplacer la majorité et, malgré leur petit nombre, disposaient réellement du pouvoir. Or il était certain que ni les uns ni les autres ne donneraient leur concours à aucune tentative pour revenir, même par une voie indirecte, au régime des Corn Laws.

Le résultat des élections dut dissiper les dernières illusions que l’on pouvait nourrir encore dans l’entourage de lord Derby, et le ministère conservateur dut accomplir, sous le coup d’une défaite électorale, l’évolution que la clairvoyance de M. Disraeli avait recommandée avant la lutte. Le discours de la reine, à l’ouverture de la session, ne parla plus que de venir en aide à l’agriculture en la mettant à même, par des mesures équitables, « de soutenir avec succès la concurrence illimitée à laquelle le parlement, dans sa sagesse, avait décidé qu’elle devait être soumise. » Cette déclaration était l’abandon du principe même de la protection. Néanmoins, dès le lendemain, le frère de lord Clarendon, M. Villiers, à l’instigation de lord John Russell, présenta une motion qui mettait implicitement le gouvernement en suspicion, en lui imposant l’obligation de continuer et de développer « la politique commerciale dont l’expérience avait démontré les avantages. » M. Disraeli annonça un amendement qui avait pour objet de dépouiller cette