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l’applaudir s’en doutaient encore moins ; rien de cela n’empêche que le personnage vive en pleine activité dans notre monde d’aujourd’hui ; serait-il né d’hier, qu’il ne s’y comporterait pas plus à l’aise. Nous voyons aujourd’hui dans Faust bien des choses que les générations d’il y a cinquante ans n’y ont point vues, et qui pourrait prédire ce que les générations à venir y découvriront à leur tour et quels nouveaux commentaires ne suscitera pas ce personnage lorsqu’après cinq ou six cents ans il sera parlé de lui comme nous parlons des héros d’Homère, lesquels vivent depuis trois mille ans ? Et comme il sera de tous les siècles, Faust est déjà de toutes les langues ; on le traduit et le retraduit à chaque heure : versions anglaises et françaises, italiennes et Scandinaves ; on le met en peinture, en musique ; quelques-uns de ses proverbes sortent des entrailles mêmes de l’humanité : « Elle n’est pas la première ! » s’écrie Méphistophélès en ricanant de la chute de Marguerite, et le drame est plein de pareils mots, des scènes entières sont écrites ainsi dans le marbre ; la scène de la prison par exemple : du Shakspeare en style lapidaire. « Il semble que Faust soit du domaine universel, et qu’il ait cessé d’appartenir à l’Allemagne pour devenir l’héritage du genre humain[1]. » Rien de plus vrai que cette assertion d’un éminent critique à propos de ces éternels remaniemens, de ces transpositions d’un art dans l’autre, — opéras et tableaux, — et de ces traductions, — supplice de Tantale, — toujours reprises, toujours revues et corrigées par leurs auteurs dans le sentiment de leur impuissance à rendre les beautés du texte.

Nous savons tous de quelle manière travaillait Goethe : « Poésie est délivrance, » disait-il ; tout son secret est dans cette expression. Goethe ne prétend instruire ni moraliser personne, son œuvre n’est jamais qu’un enfantement : il accouche de l’idée qu’il a conçue et qui probablement l’étoufferait s’il ne s’en délivrait. Il va de lui-même à ses personnages, et réciproquement ses personnages nous ramènent à lui, Goethe a beaucoup écrit sur son propre compte, il s’est en quelque sorte inventorié jusque dans les menus détails de son existence dont certains élémens se retrouvent chez ses divers héros. Seulement la plupart ne nous présentent d’ordinaire qu’un seul côté de l’être si ondoyant et si compliqué du poète, celui que Goethe se proposait d’étudier pour le moment : en quoi presque toutes ses figures d’homme sont fragmentaires. Vous n’en voyez jamais qu’un aspect, il leur manque le contour. Prenons Werther et Tasse, pour ne citer ici que deux exemples. Qu’étaient-ils ? comment vivaient-ils avant la catastrophe à laquelle le roman et la tragédie nous font

  1. Goethe, von Herman Grimm. Berlin, 1877.