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commence par la sensation, se continue par le désir et s’achève par la sensation. Tel est le cercle étroit et monotone où se meut la plus verbeuse dialectique, qu’Helvétius pense égayer de temps en temps par les inventions de la plus froide immoralité. Que l’on compare ce lourd traité avec le petit écrit si ingénieux et délicat de Stuart Mill sur l’Utilitarianisme, et l’on pourra se rendre compte non-seulement du progrès des temps qui ne permettrait pas aisément de nos jours l’étalage d’une telle bassesse de sentimens, mais surtout de la différence des esprits qui du même principe tirent des conséquences si opposées, selon qu’il s’y mêle plus ou moins d’élévation naturelle dans les idées. Tant il est vrai que la logique n’est pas tout dans ces sortes de constructions abstraites et qu’elles se ressentent toujours du climat intellectuel et moral où elles ont pris naissance !

On comprend que le bon sens de Diderot se soit révolté contre de si impertinentes théories. Rien n’égale la verve furieuse, endiablée de cette réfutation. Ce n’est pas une réponse dogmatique et en règle ; tout l’ouvrage est plein de caprice et d’humour, abondant en digressions, inépuisable en fantaisies. Sur des points très importons l’auteur est bref ; sur d’autres il ne tarit pas. C’est une réponse parlée ; le ton s’y ressent de la discussion improvisée, et nous pouvons trouver là l’image des conversations éblouissantes de Diderot quand il jugeait un auteur ou un livre et qu’on l’écoutait pendant des heures entières, pérorant avec de grands gestes, des attitudes tantôt ironiques, tantôt tragiques, se promenant à grands pas à travers sa chambre, lançant de droite et de gauche les traits d’un esprit inépuisable. Regardez bien : voici Helvétius en scène ; il débite de temps en temps et gravement ses aphorismes ; Diderot est là, devant lui, ripostant sans cesse avec des argumens nouveaux, relevant le dialogue par la variété du ton, tantôt désarmé par le désir de la gloire qui possède Helvétius, attendri, paternel et protecteur, souvent satirique, souvent cynique dans sa manière d’avoir raison, parfois indigné. Ce sont des apostrophes, des exclamations, les tours de phrase les plus inattendus, les plus amusans du monde, des interjections et des tirades : une vraie scène de comédie oratoire et philosophique. Nous sommes au spectacle ; mais il y a vraiment peu d’acteurs et d’orateurs qui vaillent ce Diderot dans ses bons momens. — Et avec cela il a si fort raison contre ce pauvre Helvétius, qu’il ne ménage que par un reste de camaraderie !

Il faut voir comme il se moque de ces oracles pédantesques d’Helvétius : « Sans passion, point de besoins, point de désirs ; sans besoins et sans désirs, point d’esprit, point de raison. » D’où cette conclusion qu’il faut créer et diriger les passions. — En vérité ! répond Diderot, dans un langage que je suis obligé d’abréger