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cardinaux réunis ne parviennent pas à se défendre contre les deux hôtes invisibles qui les houspillent, mangent dans leur assiette, boivent dans leur verre, et se moquent des exorcismes.

Un troisième courant vint ajouter aux élémens primitifs de la légende un élément nouveau, dont plus tard le génie de Gœthe tirera un parti admirable. La renaissance avait relevé l’idée de la personne humaine, non point seulement quant au corps, mais aussi quant à l’esprit. Elle avait redonné confiance en la puissance intellectuelle de la créature, comme en la valeur de l’individu. Selon une jolie expression de M. Kuno Fischer, elle avait fait croire à la magie personnelle de l’homme. En même temps, elle avait réveillé la notion antique que le secret de la Divinité est caché dans la nature. Elle ne songeait pas à soumettre celle-ci à un examen méthodique; elle la considérait comme une énigme dont un mot mystérieux pouvait donner la clé, et elle demandait ce mot aux sciences occultes ; on était persuadé qu’un hasard heureux, tel que la réunion fortuite de deux signes cabalistiques, révélerait à l’humanité le secret de l’univers. En même temps, grâce aux efforts des lettrés, qui travaillaient à répandre la connaissance des écrivains anciens, les yeux s’ouvraient encore à une autre magie, celle de la beauté antique. L’Allemagne, âpre et barbare, contemplait avec éblouissement la Grèce radieuse, et à la foi en la pensée humaine venait s’ajouter la foi en la beauté. Sous cette double influence, le charlatan de l’histoire se transfigura. De magicien vulgaire, Faust devint un nouveau Prométhée, dérobant les secrets réservés à la seule Divinité et amoureux de la beauté éternelle, qui se personnifia dans l’Argienne Hélène. La transformation du type primitif est déjà visible dans le texte du pieux chroniqueur de Francfort, qui ne cherchait certes pas à idéaliser son héros. — «Je veux voir les élémens en face! s’écrie Faust; comme je ne puis obtenir ni de Dieu ni des hommes la force de le faire, je me suis donné à l’esprit infernal afin qu’il m’instruise et que je sache! » Il se perd, comme les Titans, auxquels le narrateur va le comparer, par l’orgueil. — « Faust était si présomptueux dans son orgueil et son arrogance qu’il ne voulait pas songer au salut de son âme; il pensait que le diable n’est pas si noir qu’on le représente, ni l’enfer si chaud qu’on le dit... Il lui arriva comme aux géans, dont les poètes racontent qu’ils entassèrent les montagnes les unes sur les autres et qu’ils voulurent faire la guerre à Dieu. »

Faust achève de se métamorphoser dans un drame populaire qui fut composé un peu après la chronique de Francfort et qui n’a pas quitté la scène allemande depuis trois cents ans. Son amour pour Hélène, cette passion noble que Gœthe glorifie dans le second Faust, y cause sa perdition au moment où la miséricorde divine le sauvait des conséquences funestes de l’orgueil. Ce drame, qui n’est pas devenu moins cher au public germanique pour n’être plus joué aujourd’hui que par les