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qui avait quelque indépendance de fortune, quelque valeur morale, s’éloigna des affaires publiques; «l’administration de l’état passa aux mains des sycophantes et des démagogues. » Bientôt il n’y eut plus de sécurité pour personne, plus de stabilité pour les institutions; le désordre, en quelques années, fut au comble. Les Syracusains se ravisèrent et, en l’an 454 avant Jésus-Christ, ils prirent le parti de choisir entre deux maux le moindre ; ils se résignèrent à garder leurs grands hommes. Les Athéniens furent plus tenaces. Si l’ostracisme ne se fut égaré, en l’année 416, sur Hyperboles, Athènes n’eût probablement pas rénoncé de sitôt à ce procédé sommaire d’exclusion qui flattait si bien ses penchans jaloux. Tant que la loi de Solon n’atteignit que des Aristide, des Cimon, la malveillance y trouva son compte; lorsqu’on la vit frapper « un éhonté, dit Plutarque, un pervers dédaigneux de l’opinion jusqu’à demeurer insensible à l’infamie, » on craignit que le but ne finît par être dépassé. L’ostracisme se discréditait. Qui voudrait donc encore se charger des vilaines besognes? qui viendrait désormais humilier, calomnier les meilleurs citoyens? Traité en grand homme. Hyperbolos se rengorge. Soupçonnerait-on par hasard ce turbulent fabricant de lanternes d’aspirer à la tyrannie? On le croit donc de taille à jouer le rôle d’un Pisistrate? Et pourquoi pas, après tout? Syracuse, presque à la même époque, ne se courbe-t-elle pas sous le joug d’un scribe avant de subir celui d’un potier? Je ne trouve pas juste, quant à moi, de chicaner sur son origine l’homme assez heureux pour justifier par de réels services son élévation. Qu’il s’appelle Masaniello, Ivan IV ou Denys, du moment qu’il chasse l’étranger, je l’absous. Je n’ai pas, vous pouvez m’en croire, un goût beaucoup plus vif qu’Harmodius ou qu’Aristogiton pour la tyrannie, mais quand le ciel se couvre, quand la mer, sourdement gonflée, grossit et se soulève, je ne me sens guère à l’aise sur un navire « qui navigue à la part. » Denys l’Ancien et Ivan le Terrible ont exercé le pouvoir dans un jour de tempête ; il est fort heureux qu’ils n’aient pas permis au premier venu de porter la main sur le gouvernail.

Que les hordes affamées viennent du désert ou du pays des neiges, béni soit celui qui les tient à l’écart! « En Sicile, dit Homère, l’orge et le froment n’attendent pas la semaille pour donner leurs moissons. » La Libye ne reçut pas des dieux le même privilège. Les vastes plaines qui confinent à l’Atlas étaient encore incultes quand les Carthaginois se jetèrent, comme une nuée de sauterelles, vers l’année 480 de notre ère, sur l’île des Sicanes, sur cette île si prodigieusement féconde, dont les colonies grecques se contentaient d’occuper les bords, Ils y débarquèrent au nombre