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trêve la substance du monde, l’instinct artiste qui dispose les types et les formes, je ne sais quelle âme plastique de l’univers, ouvrière industrieuse, travaillant pour réaliser à son insu, un modèle invisible, se dirigeant par des chemins inconnus à elle-même vers un but qu’elle ignore. Voilà l’image de la nature qui charmait Gœthe et qui l’entraînait à la suite du philosophe français dans des navigations aventureuses. Mais cette conception s’est singulièrement altérée, abaissée dans les Élémens de physiologie. Ici il ne s’agit plus guère que de pur mécanisme; il n’y est question que des propriétés innées à la matière, de combinaisons nécessaires, de réussites accidentelles.

À ces deux conceptions de la nature se rattachent deux interprétations fort différentes du transformisme, selon que l’on reconnaît le progrès dans le travail de la nature ou qu’on ne le reconnaît pas. La différence est capitale. Pour les uns, l’évolution du monde est un travail purement mécanique, une forme de la nécessité physique et sans autre résultat que l’ordre momentané avec lequel peuvent coexister les formes actuellement existantes de l’être. Pour les autres, l’évolution est un travail intelligent par ses résultats, sinon par ses intentions, et bien qu’il s’exécute par des agens purement naturels, un travail dirigé vers le mieux et dont le vrai nom est progrès. C’est le sens dans lequel on peut interpréter le transformisme, tel qu’il nous apparaît dans Darwin, dans Hæckel et dans Herbert Spencer, Avec eux on est fort éloigné du hasard et de la nécessité brute. Les moyens sont mécaniques, le produit ne l’est pas, puisqu’il y a une amélioration continue et graduelle dans les types, dans les formes, dans les espèces, puisqu’il y a passage insensible et constant, par voie de sélection, du pire au moins mal et du moins mal au mieux. Conçu de cette façon, construit avec l’idée du progrès, le transformisme n’exclut, quoi qu’on en dise, ni l’idée de plan, ni la finalité. Il n’exclut que l’idée de hasard et celle de la nécessité aveugle. Qu’est-ce donc, en effet, que ce passage du pire au mieux, sans rétrogradation définitive, avec une lenteur infaillible et sûre d’opérations mécaniques qui semblent poursuivre un but, sinon la manifestation d’une idée directrice, ou si l’on aime mieux, d’une force secrète, d’un ressort de progrès déposé dans le premier atome, l’amenant à des combinaisons de plus en plus parfaites, de plus en plus élevées, quel que soit d’ailleurs l’ensemble des moyens physiques ou physiologiques, concurrence vitale, hérédité, influence des milieux, sélection naturelle, dont le résultat final est de tirer du chaos informe des élémens primitifs la figure du monde actuel et la série des mondes futurs?

C’est bien ainsi que Diderot paraît souvent entendre cette conception,