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à adopter cette théorie et la tendance à la philosophie monistique qui s’y rattache fournissent la meilleure mesure du degré de développement intellectuel de l’homme[1]. » A supposer que la conception du transformisme devienne le critérium du développement intellectuel des races, ce qui est une assertion bien arrogante, c’est à la France qu’appartiendrait ce droit singulier de suprématie. De Maillet, Diderot, Robinet, Lamarck, ont enlevé d’avance cette initiative à la race anglo-germanique. Il faut qu’elle en prenne son parti. La Biologie de Tréviranus, le naturaliste de Brème, la Philosophie de la Nature de Owen, la Zoonomie d’Érasme Darwin, le grand-père du célèbre naturaliste, tous ces ouvrages et bien d’autres où s’annonce le transformisme, datent du commencement de ce siècle ou de la fin du siècle précédent. — C’est bien dans l’activité dévorante de notre XVIIIe siècle français, c’est dans la fermentation prodigieuse des idées de ce temps si fécond pour l’erreur comme pour la vérité, qu’il faut aller chercher les origines historiques de cette grande hypothèse qui devait remuer si profondément la philosophie et la science de notre âge.

Gœthe, celui qui, le premier parmi les Allemands, s’est pénétré de cette idée de l’évolution et de la métamorphose, est un disciple avoué de Diderot, qu’il ne connaissait cependant que par quelques-uns de ses écrits[2]. Ses Pensées, ses fragmens d’histoire naturelle, ses Conversations avec Eckermann en font foi. — La forme soumise à une perpétuelle métamorphose dans l’individu comme dans l’espèce, chaque espèce, chaque genre, chaque règne dérivant à l’origine « d’un point vital immobile ou doué de mouvemens à peine sensibles, » la nature répugnant à tout ce qui ressemble à un système, passant par des modifications insensibles d’un centre inconnu à une circonférence qu’on ne saurait atteindre, voilà le fond de la doctrine naturaliste de Gœthe, si l’on peut appeler cela une doctrine. A peine ose-t-il lui-même donner le nom de vues scientifiques à ces conjectures hardies. Peut-être ne sont-elles « qu’une de ces navigations vers les îles imaginaires, » dans lesquelles il nous dit qu’il aime à s’aventurer. En tout cas, quand il s’embarque pour les îles inconnues, c’est Diderot qu’il prend pour pilote.

Et maintenant, je pense, on n’attend pas de nous un examen critique des théories de Diderot qui nous mènerait trop loin du sujet que nous avons choisi. — Ce n’est pas l’occasion d’ouvrir à fond ce grand débat. Nous n’avons prétendu qu’à établir sur des textes

  1. Hæckel, Leçons faites à Iéna en 1868.
  2. Que le lecteur nous permette de le renvoyer, pour un plus ample informé sur cette question, au chapitre cinquième de la Philosophie de Gœthe.