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Du reste, il se pourrait que les espèces naturelles fussent éliminées à leur tour : « La nature extermine l’individu en moins de cent ans. Pourquoi n’exterminerait-elle pas l’espèce dans une plus longue succession de temps? » Les espèces peuvent devenir à leur tour incompatibles avec les circonstances extérieures, lesquelles ne sont pas stables : « L’ordre général change sans cesse; comment, au milieu de cette vicissitude la durée de l’espèce peut-elle rester la même? Il n’y a que la molécule qui demeure éternelle et inaltérable[1]. » Y a-t-il progrès dans ce développement, dans cette évolution perpétuelle du monde et de ses formes? Cette question n’a pas de sens pour qui a bien saisi la doctrine. Les défauts et les qualités de l’ordre précédent ont amené l’ordre qui existe aujourd’hui et dont les défauts et les qualités amèneront l’ordre qui suit, sans qu’on puisse déclarer si un ordre est meilleur ou pire qu’un autre. Ces expressions et d’autres semblables, progrès ou décadence, sont des termes relatifs aux individus d’une espèce entre eux ou aux différentes espèces entre elles[2]. Déjà, dans la Lettre sur les aveugles, en 1749, Diderot avait soutenu que l’ordre actuel n’est que le résultat de longs tâtonnemens et d’une longue élimination des êtres contradictoires. On dirait que Diderot traduit ici Lucrèce : « Qui vous dit que, dans les premiers instans de la formation des animaux, les uns n’étaient pas sans têtes et les autres sans pieds?.. Tels à qui un estomac, un palais et des dents semblaient promettre de la durée ont cessé par quelque vice du cœur ou des poumons; les monstres se sont anéantis successivement; toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et il n’est resté que celles où le mécanisme n’impliquait aucune contradiction importante et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer[3]. »

La concurrence vitale est partout; elle est entre les formes d’êtres qui s’adaptent plus ou moins facilement à l’ordre général dans une certaine période de la dorée infinie; elle est aussi entre toutes les combinaisons de la matière, entre les mondes possibles; voilà le fond des idées cosmiques de Diderot. Et de là l’instabilité perpétuelle, les révolutions (nous dirions aujourd’hui l’évolution), les changemens dont nous ne pouvons juger que par la raison, non par l’expérience d’une si courte vie, — ou de l’histoire si brève de l’humanité, depuis qu’elle a une histoire. « Qu’est-ce donc que ce monde? Un composé sujet à des révolutions qui toutes indiquent une tendance continuelle à la destruction; une succession rapide d’êtres qui s’entre-suivent, se poussent et disparaissent;

  1. Page 418.
  2. Page 419.
  3. Lettre sur les aveugles, p. 309, 311.