Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/850

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les voyons, si elle ne nous eût point éclairés sur l’origine du monde et sur le système universel des êtres, combien d’hypothèses différentes que nous aurions été tentés de prendre pour le secret de la nature!.. Heureusement la religion nous épargne bien des écarts et bien des travaux. » Une de ces hypothèses lui échappe comme malgré lui : « De même que dans les règnes animal et végétal, un individu commence, pour ainsi dire, s’accroît, dure, dépérit et passe, n’en serait-il pas de même des espèces entières?.. Le philosophe abandonné à ses conjectures ne pourrait-il pas soupçonner que l’animalité avait de toute éternité ses élémens particuliers, épars et confondus dans la masse de la matière ; qu’il est arrivé à ces élémens de se réunir, parce qu’il était possible que cela se fit; que l’embryon formé de ces élémens a passé par une infinité d’organisations et de développemens, qu’il a eu, par succession, du mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion, de la conscience, des sentimens, des passions, des signes, des gestes, des sens, des sons articulés, une langue, des lois, des sciences et des arts; qu’il s’est écoulé des millions d’années entre ces développemens; qu’il a peut-être encore d’autres développemens à subir ou d’autres accroissemens à prendre, qui nous sont inconnus; qu’il a eu ou qu’il aura un état stationnaire ; qu’il s’éloigne ou qu’il s’éloignera de cet état par un dépérissement éternel, pendant lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étaient entrées; qu’il disparaîtra pour jamais de la nature, ou plutôt qu’il continuera d’y exister, mais sous une forme et avec des facultés tout autres que celles qu’on lui remarque dans cet instant de la durée[1]? »

Il y a là tout un ensemble de conjectures suivies qui en font une théorie bien différente des vagues oracles d’Empédocle sur la génération confuse des organes et des organismes, et dont on ne pourrait rapprocher dans l’antiquité que les étonnans passages du cinquième livre du poème de Lucrèce, de Natura. Mais rien ne fait supposer que Diderot ait pris cette conception dans le poète romain. Il ne parle nulle part de Lucrèce comme philosophe, il en parle seulement comme poète. S’est-il inspiré de quelques-uns de ses contemporains? On a prétendu que les idées analogues qui se rencontrent dans le Rêve de d’Alembert ont pu être suggérées à Diderot par l’ouvrage de Robinet, la Nature, publié précisément dans l’année qui précéda la composition des deux fameux Dialogues. On donne comme preuve à l’appui la curiosité qui s’émut dans le monde des encyclopédistes autour de ce livre où étaient

  1. De l’Interprétation de la nature, question LVIII.