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En quoi donc consistait cette « philosophie profonde » que Diderot annonçait mystérieusement à son ami ? A travers les divagations, les fantaisies et le libertinage qui se mêlent à ses ouvrages les plus sérieux, percent quelques grandes conceptions qu’il attribue à d’Alembert rêvant, mais qui sont bien d’un homme singulièrement éveillé. C’est d’abord cette idée que, pour imaginer la manière dont la vie a pu naître et se propager sur la terre, il ne faut pas prendre garde à quelques centaines de siècles de plus ou de moins. Le temps n’est rien pour la nature, et le philosophe doit avec soin se garantir du sophisme de l’éphémère, celui d’un être passager qui croit à l’immortalité des choses, celui qu’exprimait si bien la rose de Fontenelle, qui disait « que de mémoire de rose, on n’avait vu mourir un jardinier. » — Ce n’est qu’à cette condition qu’on peut traiter ces graves sujets, la sensibilité générale, la formation de l’être sentant, son unité, l’origine des animaux, leur durée et toutes les questions de ce genre. « On suppose, disait-il, que les animaux ont été dans l’origine ce qu’ils sont à présent. Quelle folie ! on ne sait non plus ce qu’ils ont été qu’on ne sait ce qu’ils deviendront. Le vermisseau imperceptible qui s’agite dans la fange s’achemine peut-être à l’état de grand animal ; l’animal énorme, qui nous épouvante par sa grandeur, s’achemine peut-être à l’état de vermisseau ; il est peut-être une production momentanée de cette planète… L’homme lui-même se résout en une infinité d’animalcules dont il est impossible de prévoir les métamorphoses et l’organisation future. Qui sait si ce n’est pas la pépinière d’une seconde génération d’êtres, séparée de celle-ci par un intervalle incompréhensible de siècles et de développemens successifs ? Le vase où Needham apercevait tant de générations momentanées d’êtres microscopiques peut être comparé à l’univers. On voit dans une goutte d’eau l’histoire du monde. Sans doute, dans le monde, le même phénomène dure un peu davantage ; mais qu’est-ce que notre durée en comparaison de l’éternité des temps ? Moins que la goutte que j’ai prise avec la pointe d’une aiguille, en comparaison de l’espace illimité qui m’environne… Qui sait les races d’animaux qui nous ont précédés ? qui sait les races d’animaux qui succéderont aux nôtres ? Tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre et n’en aura jamais d’autre. »

Voilà le cadre très vaste dans lequel se meuvent, à côté des imaginations les plus étranges, quelques-unes de ces théories qu’on pourrait appeler prophétiques, qui devancent les temps et que l’on ne comprend bien, dont on ne saisit exactement la portée que quand,