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avec un nouveau degré de force à la connaissance du Dieu des chrétiens... Voilà donc le lecteur conduit à la porte de nos temples. Le missionnaire n’a qu’à l’attirer maintenant au pied de nos autels : c’est sa tâche. Le philosophe a rempli la sienne. » Un an après, en 1746, paraissent les Pensées philosophiques. Diderot étudiait alors Bayle avec passion et l’on peut voir dans ce petit ouvrage une imitation assez piquante des habitudes d’esprit du fameux dialecticien, l’amasseur de nuages, habile à soulever les questions, évitant de les résoudre. — Au fond, la rupture est accomplie avec cette espèce de christianisme philosophique où Diderot était resté quelque temps engagé, par habitude d’esprit ou par prudence. Ce n’était pas tout à fait à tort qu’il craignait le parlement. Les Pensées philosophiques furent condamnées au feu, par arrêt du 7 juillet 1746, ce qui n’empêcha pas l’ouvrage de reparaître plusieurs fois, du vivant de l’auteur, sous différens noms. La Promenade du sceptique, composée en 1747, est une froide allégorie, dirigée contre la vie religieuse ; en 1749, dans la célèbre Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, le voici aux prises avec le problème de l’existence de Dieu; il ne dépasse pas encore les limites du doute. Pourtant Voltaire s’en émut et, dans une réponse fort embarrassée à l’envoi de cet ouvrage, il déclara que, quant à lui, « il n’est point du tout de l’avis de Saunderson, qui nie Dieu parce qu’il est né aveugle. »

On sait que Diderot paya de cent jours de captivité à Vincennes la hardiesse plus que philosophique de ce livre, où respire déjà le souille de tempête qui va soulever de terre l’Encyclopédie, et par elle l’opinion. Dans ses Mémoires récemment publiés, le marquis d’Argenson dit négligemment, à la date du mois d’août 1749 : « On a arrêté ces jours-ci quantité d’abbés, de savants, de beaux esprits, et on les a menés à la Bastille, comme le sieur Diderot, quelques professeurs de l’Université, docteurs de la Sorbonne, etc. Ils sont accusés d’avoir fait des vers contre le roi, de les avoir récités, débités, d’avoir frondé contre le ministère, d’avoir écrit et imprimé pour le déisme et contre les mœurs, à quoi l’on voudrait donner des bornes, la licence était devenue trop grande. Mon frère en fait sa cour et se montre par là grand ministre. » — Et un peu plus loin : «Le nommé Diderot, auteur des Bijoux indiscrets et de l’Aveugle clairvoyant (la Lettre sur les aveugles), a été interrogé dans sa prison à Vincennes. Il a reçu le magistrat (on dit même que c’est le ministre) avec une hauteur de fanatique. L’interrogateur lui a dit : « Vous êtes un insolent, vous resterez ici longtemps. » Ce Diderot venait de composer, quand on l’a arrêté, un livre surprenant contre la religion. »

La Suite de l’Apologie de M. L’abbé de Prades (1752) et les