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Mme de Puisieux, l’année même qui suivit son mariage, pendant une absence de Mme Diderot. « Mme de Puisieux était pauvre, dit Mme de Vandeul ; elle demanda de l’argent à mon père; il publia l’Essai sur le mérite et la vertu, vendit cet ouvrage cinquante louis et les lui porta. Bientôt elle demanda une nouvelle somme; il publia les Pensées philosophiques, les vendit cinquante louis et les lui porta encore; il fit cet ouvrage dans l’intervalle du vendredi saint au jour de Pâques. Après les Bijoux indiscrets, qui furent écrits dans la même intention, mon père fit la troisième partie de l’Apologie de la Thèse de l’abbé de Prades; comme l’existence de Dieu y était niée, cela rendit l’affaire de l’abbé assez grave pour l’obliger à sortir de France. Mon père était inquiet des suites de cet événement, lorsque de nouveaux besoins de Mme de Puisieux l’engagèrent à publier les Lettres sur les sourds et les aveugles. » Nous arrêtons là cette nomenclature, admirant avec quelle exactitude Diderot tenait la comptabilité de ses galanteries et avec quelle candeur sa fille reproduit cette partie de ses notes intimes. Le nouvel éditeur, après avoir rappelé les circonstances particulières qui ont marqué l’origine des écrits philosophiques de Diderot, fait cette déclaration assez singulière : « Mme de Puisieux ayant puissamment excité par ses exigences réitérées la verve créatrice de Diderot, elle mérite quelque reconnaissance. » On avouera que, pour placer sa reconnaissance de cette manière, il faut en avoir de reste.

Quelle qu’ait été l’occasion qui donna lieu à la publication de ces divers écrits, on peut suivre, à la date de chacun d’eux, le changement qui s’accomplit dans l’esprit de Diderot et qui le fait passer d’une sorte de christianisme de convention au déisme, puis au scepticisme, et du doute provisoire, où il ne s’arrêta guère, à un naturalisme exalté. Il fallut quelque temps, selon la plaisante expression de Naigeon, avant que le philosophe se fût entièrement purgé de la matière superstitieuse. L’Essai sur le mérite et la vertu, paru en 1745, n’était qu’une traduction de l’ouvrage de Shaftesbury, mais les notes, le discours préliminaire et la dédicace à son frère marquent bien l’état d’esprit du traducteur au moment où il s’occupait de ce travail d’un genre secondaire, inférieur à son mérite. Il insiste sur le vrai caractère du théisme, l’opposant à l’athéisme, en faisant une sorte de préparation nécessaire et d’introduction au christianisme : « Le but de cet ouvrage, dit-il, est de montrer que la vertu est presque indivisiblement attachée à la connaissance de Dieu, et que le bonheur temporel de l’homme est inséparable de la vertu. Point de vertu sans croire en Dieu ; point de bonheur sans vertu, ce sont les deux propositions de l’illustre philosophe dont je vais exposer les idées... Tout ce que nous dirons à l’avantage de la connaissance du Dieu des nations s’appliquera