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jusqu’en 1855 pour que les synagogues fussent assimilées aux églises des catholiques et aux chapelles des dissidens et pour que le caractère d’édifices publics leur fut reconnu. On voit donc que les plaidoyers de M. Disraeli, si fréquens qu’ils puissent paraître, n’étaient pas superflus.

Le sentimentalisme religieux de Tancrède, ce mélange d’illuminisme et de politique, cette conception d’un grand seigneur, épouvanté de la responsabilité qui pèse sur lui, allant chercher en Palestine la révélation de ses devoirs de législateur et revenant calmé par une vision dans laquelle il a cru entendre la voix d’un ange, tout cela trouva une médiocre faveur auprès du public et de la critique : on cria à l’invraisemblance, à la bizarrerie, même à l’extravagance. En même temps, on fut unanime à rendre justice au récit du voyage et des aventures de Tancrède en Orient. Les juges les plus sévères reconnurent que la beauté des descriptions, la magie du style, la vivacité et la chaleur entraînante de la narration en faisaient une lecture des plus attachantes, et que certaines pages atteignaient à la plus haute éloquence. Jamais M. Disraeli n’a montré de plus grandes qualités d’écrivain que dans cette œuvre bizarre et incohérente ; oserons-nous dire que l’explication de ce fait doit être cherchée dans les sentimens intimes de l’auteur? Chimériques ou sensées, vraies ou fausses, la plupart des idées exposées dans Tancrède étaient chères à M. Disraeli ; elles avaient leurs racines dans sa conscience : en les traduisant pour le public, il a mis dans les pages qui sortaient de sa plume quelque chose de son âme et de son cœur, et il a été éloquent parce qu’il était sincère.

Après Tancrède, M. Disraeli sembla dire un adieu définitif à la littérature. Dans les vingt années qui suivirent, il ne reprit la plume qu’une seule fois pour écrire la Vie de lord George Bentinck, qui est moins un livre d’histoire qu’une brochure politique et une œuvre de polémique. La part de plus en plus grande qu’il prenait aux luttes parlementaires ne lui laissait plus le loisir d’écrire. Voyons donc comment il servit par sa parole, au sein de la chambre des communes, les idées qu’il professait en commun avec la jeune Angleterre, qu’il avait exposées dans Coningsby, Sybille et Tancrède, et que nous avons essayé de résumer.


IV.

Sir Robert Peel avait pris le pouvoir dans les circonstances les plus défavorables, et les difficultés de sa tâche devaient s’accroître d’année en année. L’industrie anglaise subissait une crise que chaque jour aggravait. De tous côtés, les ateliers se fermaient. Plus de cent mille ouvriers ne tardèrent pas à se trouver sans ouvrage.