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la tragédie pour Voltaire, n’était qu’un cadre commode pour exposer et répandre des idées philosophiques ou politiques. Toutefois on fut unanime à reconnaître que le tableau du monde politique était pris sur le vif : la malignité se complut même à voir dans les personnages aristocratiques qui se succèdent au château de Beaumanoir une galerie de portraits contemporains. Sept ou huit éditions imprimées coup sur coup, suffirent à peine à satisfaire l’empressement du public, et cinq clés différentes parurent pour suppléer à la pénétration des lecteurs. Il en est de ces clés comme de celles qui avaient été publiées pour Vivian Grey : elles trouvent leur réfutation dans leur diversité. La médisance et la malignité ne suffiraient point à expliquer le succès extraordinaire du livre. Les nombreuses réimpressions qui en ont été faites, les traductions qui ont paru dans toutes les langues, prouvent qu’il avait un mérite plus durable; qu’il offrait un intérêt général et appréciable par les lecteurs étrangers à qui la ressemblance des prétendus portraits est indifférente. Les mœurs politiques de l’Angleterre y sont peintes au vrai, et plusieurs des personnages du roman, dessinés de main de maître, sont demeurés comme des types impérissables de la classe qu’ils représentent. L’expérience a démontré la justesse de certaines vues qui, aux yeux des contemporains, devaient paraître de pures rêveries, et les prédictions de l’auteur sur le développement rapide et la puissance toujours croissante de la presse se sont réalisées.

M. Disraeli n’avait pu épuiser dans ce premier ouvrage le sujet complexe qu’il s’était proposé. Il se remit donc à l’œuvre et moins d’un an après, il publia Sybille, ou les Deux Nations. On devine quelles sont les deux nations que l’auteur met en présence : c’est, d’une part, la nation officielle, les grands propriétaires et les grands industriels, exclusivement investis des droits politiques et usant de leur pouvoir dans un intérêt égoïste; de l’autre, ce sont les déshérités de ce monde, les travailleurs et les pauvres qui demandent leur place au soleil. Sybille est la mise en action des revendications du chartisme vis-à-vis des auteurs du bill de réforme. M. Disraeli n’a déguisé, d’ailleurs, ni l’objet de son livre ni les sources auxquelles il a puisé. Il a eu entre les mains les mémoires et la correspondance d’un des chefs du chartisme, c’est là qu’il a pris l’exposé des griefs des classes laborieuses.

Un jeune membre du parlement, le fils cadet de lord Marnay, Egremont, a reçu du ciel l’âme la plus généreuse et l’esprit le plus élevé. Son père, au contraire, est le type de ces propriétaires intraitables qui ne veulent jamais donner à bail ni une masure ni un morceau de terre, afin de pouvoir disposer souverainement du sort de ceux qui dépendent d’eux, — qui rasent les chaumières sur leurs domaines pour contraindre les ouvriers des champs à s’aller établir