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long règne, quelle consommation de minois charmans et de gosiers choisis ! Comment nombrer tous ces becs fins de sa volière ? On aimerait à se figurer ainsi une galerie des femmes d’Auber à l’instar des illustrations qui se publient sur l’œuvre des poètes ; nous y passerions en revue les divers portraits des cantatrices dans le costume de leurs rôles. Toutes y paraîtraient, depuis la petite Rigault d’Emma et la jolie Pradher de la Bergère châtelaine, depuis Mlle Falcon, l’Amélie de Gustave, et Mme Damoreau, l’Elvire de la Muette, l’Henriette de l’Ambassadrice, l’Angèle du Domino noir, jusqu’à cette infortunée Priola du Rêve d’amour à qui la mort ne laissa pas le temps d’achever son rêve ! Il va sans dire que l’on n’oublierait ni la blonde Anna Thillon, la Catarina des Diamans de la couronne, ni les Dameron, ni les Lavoix, ni les Rossi, ni les Vandenheuvel, ni les Cabel, ni Marie Roze, fantômes également évanouis et qui furent à leur moment la Sirène, le Carlo Brocci de la Part du Diable, Jenny Bell, Manon Lescaut et la voluptueuse Indienne du Premier Jour de bonheur. Auber aimait les femmes et les aimait toutes, dans le monde aussi bien qu’au théâtre, et ce culte assidu, poli toujours, sinon discret, vous rappelait en lui l’homme du XVIIIe siècle dont il avait l’esprit et les manières.

Pour égoïste, il l’était et parfois même cruellement, mais ses dehors, son savoir-vivre, n’y perdaient rien. Et puis, un grand artiste payant de sa bienvenue ne satisfait-il point aux exigences ? Très mondain, très répandu, Auber aimait à courir les salons, mais il ne s’y prodiguait pas, et ce n’était guère que dans une certaine intimité que son esprit se laissait aller. Qu’une grande dame eût besoin de lui pour organiser quelque matinée de bienfaisance, il arrivait aussitôt pimpant, guilleret, tout heureux de s’attarder aux menus propos. Il causait à bâtons rompus, rasait le sol : des anecdotes, des mots, de jolis riens, un printemps fleuri avec des bourdonnemens d’abeille sur lequel le tædium vitæ planait comme un nuage noir. Tout en étant fort l’ami et même un peu l’amant de ses succès, il ne haïssait point ceux des autres, ou plutôt son éloge en pareil cas trahissait une grande indifférence. Préférer tout le monde, argument suprême des habiles et des ennuyés. Auber avait pourtant des préférences et ne se gênait pas pour vous les dire, mais seulement dans le tête-à-tête et quand il savait n’être menace d’aucune espèce de discussion. Mozart, Cimarosa, Rossini, formaient son élite. N’oublions pas Verdi, qu’il plaçait très haut pour son double tempérament de mélodiste et de dramaturge, car Auber, comme tous les grands artistes de cette génération, estimait surtout les dons naturels, ce qui s’acquiert l’intéressait moins, et s’il prêtait son attention aux sonoristes d’aujourd’hui, ce n’était point sans regretter